lundi 1 août 2011

Tasséomancie

II me semble, bercé par ce choc monotone,
Qu'on cloue en grande hâte un cercueil quelque part.
Pour qui? - C'était hier l'été; voici l'automne !
Ce bruit mystérieux sonne comme un départ.

C. Baudelaire



But he was unmoved, and cried: "If I am mad, it is mercy! May the gods pity the man who in his callousness can remain sane to the hideous end!"
H.P. Lovecraft











La pluie aura tôt fait de ronger les fondations de notre village.

Ce matin, c'est comme si le soleil ne s'était jamais levé. Les ornières boueuses, avec une dégaine de bouches béantes, avalent mes bottes. Ma voiture est en panne. Je suis en retard et je cours, défiant une bourrasque nordique. Mes mains enfoncées dans les poches de mon parka, je n'ai même pas salué les vieux du village, emmitouflés dans la chaleur électrique du café Calamité. Ils avalent un café noir avec les nouvelles du jour, une main jaunie secouant une cigarette. Ils ne regardent même plus la jeunesse courir. La jeunesse va trop vite, portée par la houle. Les vieux n'ont nulle part où aller, alors ils craquent leurs jointures arthritiques, se servent un deuxième café et attendent l'apocalypse, car il fait assurément un temps de fin du monde.

Le froid a eu raison de mes os et je m’arrête au dépanneur, essoufflée, prendre le journal avant d'arriver au travail. La bibliothèque peut m'attendre un peu plus longtemps. 

« Pas un client ce matin...» Grogne le commis en me tendant ma monnaie. Derrière lui, la télévision tousse les nouvelles et crache une friture inhabituelle.

Le temps d'arriver à la bibliothèque, la pluie a fait couler l'encre de mon journal.


« Je n'ai vu personne, mais je suis pas descendue en ville ce matin. Ma voiture est en panne. »
Assise à mon bureau, je joue avec le bouton du vieux transistor. La friture fait écho à la pluie qui frappe à la fenêtre de la bibliothèque où mon parka est occupé à sécher. Le client fixe ma main nerveuse sans dire un mot.
« Je suis désolée...», ai-je dit.
« Votre radio est brisée. »
Il parle sans doute de l’antenne, depuis longtemps remplacée par un cure-pipe tordu. Le poussiéreux appareil a l'apparence d'une momie exhumée d'un cimetière mexicain.
« C’est une radio pour écouter la météo agricole. », ai-je expliqué sans quitter l’aiguille des yeux.
« Il pleut, c'est tout. »
J’éteins l’appareil, laissant le silence se glisser entre les fissures des murs. En tendant l’oreille, on peut entendre les fantômes des lieux souffler des citations baudelairiennes entre les rangées.
« Je dois rentrer chez moi avant l’orage. », a marmonné le client en jouant avec ses clefs.
Ses bottes humides claquent sur le parquet. Je reste assise sans bouger. Sous le ciel noir, la bibliothèque est comme une tombe, l'atmosphère lourde de la poussière des livres désuets.

Au premier coup de tonnerre, mon coeur a cogné juste un peu plus fort. 
L’orage nous a apporté un front froid. Un froid humide qui rampe sous la laine des chandails et qui vous mange les os. Je mets de l’eau à bouillir, histoire de me raviver les entrailles.

 Une femme aux cheveux gris entre dans la bibliothèque avec la pluie. Ses bottes dégoûtent sur le plancher. De la rangée F-G, je peux voir l'eau se faufiler entre les lattes.

Ses doigts courent sur les colones des livres. Elle en choisit un et va s'asseoir à une table mal éclairée. Il pleut si fort que j’imagine l’océan voisin débordé et nous avalés d’une seule lampée, réduisant notre village à une flaque de boue.
« Vous m’offrez du thé ? » sa voix enlace l'averse.
 Ses yeux sont d’un vert marécageux.
« Très bien ».
Il reste un peu d’Earl Grey au fond d’une boîte de métal rouillée. Je lui sers une tasse et viens m’asseoir en face d’elle.
« Sale temps...»
Elle me fixe de ses yeux palustres.
« En échange du livre, je lis vos feuilles », répond-elle en désignant ma tasse.

Ses mains sèches se cramponnent à la couverture d'un ouvrage que je ne reconnais pas. Il semble neuf, de ceux pour lesquels il faut débourser deux dollars pour louer, même avec la carte. Ses doigts sable sont striés de crevasses où aboutissent des ongles friables, rongés par le vent. Elle m’arrache la tasse des mains sans attendre ma réponse et remue son contenu trois fois. Je la regarde hésiter un moment, puis froncer les sourcils, l'air opaque d'une créature de la pluie :
« Vous n'avez aucun futur devant vous, aucune vieillesse pour vous attendre ». Sa voix exhume des relents funestes.

Elle abandonne la tasse sur la table et quitte la bibliothèque, fuyant sans doute mon sombre destin. Dehors, le vent hurle comme un chien alors que le reste du thé refroidit.















Je me suis arrêtée au café Calamité pour téléphoner au garagiste.

« Pas besoin d'insister », grogne le patron « l'orage a abattu la ligne. »
Je soupire, gardant ma pièce pour une meilleure fortune. Je dois marcher jusqu'à chez moi et les nuages ne m’offrent aucun répit. Il se fait tard.

Les vieux m'épient de leurs yeux voilés. D'un signe, ils m'offrent une tasse de café.          « Pour réchauffer. » Les poumons dans les nuages et les yeux dans le passé, la météo n'a plus aucune importance pour eux. Plus jamais les robes pastel de mai ne pourront les désattrister. Comme les ruines d'un monument, ils passent leurs journées sans bouger, à compter les heures en tirant les cartes et en empilant les tasses de café en une pyramide ivoire. Lorsqu'il faut rire, ils embêtent le chien du patron. À cette heure, ils jettent un coup d'oeil à l'obituaire frais de ce matin, racontant les morts d'amis depuis longtemps oubliés :

« Certains disent que c'était une crise du coeur. »
« D'autres, une embolie. »
« J'ai entendu dire que c'était un caillot au cerveau. »
« Ou peut-être les reins. »
« Qu'importe, qu'importe...», souffle le plus vieux en tirant sur sa cigarette.

Les mots du gourou les ramènent au silence. La tête baissée, ils contemplent le destin inutile des disparus. Caché sous la table, le chien ne les quitte pas du regard.
Les rues sont désertes.

Avec un ciel bleu, peut-être le matin m’aurait paru moins féroce, ai-je pensé en m'aventurant dehors. Mais le ciel est toujours noir, tordant ses nuages pour en faire couler une pluie d'encre. Je ressers le capuchon de mon parka sur ma tête. Le monde n'est plus que terre mouillée.

Je jette un coup d'oeil à ma voiture en soupirant. Sa carasse, comme un crabe mort, repose sous le grand chêne.

Le village est blotti près de l'océan que je peux entendre d'ici. Habituellement, l'océan est comme un animal sauvage qui dort ou qui rugit, mais aujourd'hui, il écume comme dans un cauchemar lovecraftien. Ici, l’océan n'est jamais bleu, toujours gris.

Je vais chercher le journal dans ma boîte aux lettres, pour ensuite rentrer à l'intérieur en courant. Les nouvelles ne parlent que de météo, je retourne les pages en vitesse, comme pour chercher un coin bleu auquel m'accrocher. C'est la quatorzième page qui m'arrête dans mon élan. La photo montre une casquette bleue qui flotte dans l'eau grise.

 On ne parlait pas de noyade, seulement d'une disparition.

C'est la deuxième fois qu'un évènement étrange se produit ici. Devant moi, l'océan se tient, insondable. Au sommet de la falaise, on a dressé une petite croix blanche qui peine contre les intempéries, des fleurs pourries couchées à son pied. Pour le village, le disparu est déjà mort.

La première fois que des gens sont morts sans raison, l'encre et les rumeurs ont coulé au village des jours durant. Je n'habitais pas encore ici lorsque cela s’est passé. Le vieux m'ont tout raconté, un soir d'octobre où il n'y avait rien d'autre à faire que de se raconter des histoires de fantômes. Un jour, il y a environ dix ans, un homme en a eu assez de toute sa famille et, pendant qu'ils dormaient, a infusé ses parquets de gazoline , respirant le silence une dernière fois. Puis, il est descendu chercher les allumettes à la cuisine . Le braisier a vociféré pendant des heures. D’ailleurs, on raconte qu'une odeur de cendres chaudes hante toujours les décombres.

De cette histoire, aujourd'hui, il ne reste plus que des fragments de conversations impudiques. Celles qu'on attrape au passage de la terrasse du restaurant St-Auger, les soirs d'été.




« Bien sûr que c'est une noyade. », a dit mon collègue en jetant une boîte de journaux au recyclage. « C'est tellement mouillé dehors. Il a glissé, il est tombé. C'était le cousin d'Arnaud. »
« C'est pour ça que tu le remplaces aujourd'hui? »
« Hmm, hmm... »
« Tu crois pas que c'est un suicide ? »
J'arrête d'estampiller mes livres un moment.
« J'en sais rien. »
Le samedi est le seul jour où nous sommes deux à travailler à la bibliothèque. Mais aujourd'hui, personne ne viendra. Face à la mort, rares sont ceux qui pensent à lire. Je continue d'estampiller mes livres. Au creux de ma main, je peux sentir ma ligne de vie vaciller.










 « C'est vraiment un temps à ne pas mettre un chien dehors », dit le propriétaire du café en versant de l'eau chaude sur les feuilles.

Le thé doit infuser comme si mes jours n'étaient pas comptés. Je m'assois à une table. Couché loin des vieux, le chien me jette un coup d’oeil.

Les jours de grande pluie, il faut garder les chiens à l'intérieur. Lorsque la pluie mouille le sol et que les briques des maisons ruissellent, le vent emporte toutes les odeurs du monde. À travers les rues sans parfum, les chiens sont comme des aveugles. Le museau en l'air, ils ne reniflent plus que l'air sauvage du nord. Il fait froid, la pluie sent l'Arctique et les rêves cryogéniques. Les odeurs du bercail se sont évaporées et les chiens ouvrent les yeux pour se réveiller dans un monde inconnu. La voix du maître qui appelle alors son nom se mêle aux cris du vent et plus jamais le chien ne reverra sa maison.

Les chiens abandonnés sous la pluie mourront sans doute de faim, au fond d'une ruelle à quelques kilomètres de la maison. Ils mourront sous les yeux moqueurs des rats qui se nourriront de leur corps rachitique. Ou peut-être mourront-ils écrasés sous les roues d'un camion, qu'importe.

« Ce n'est pas une allégorie, c'est la réalité », insiste le propriétaire et les vieux hochent la tête avant de retourner à leurs cartes.

Le sommeil s'évade.

Trois heures vingt, indique mon cellulaire. Mon réveil dort parce que la tempête a fait céder les lignes électriques. J'allonge mes jambes et laisse la froidure entailler mon corps comme un vieux tronc. À la lueur de mon téléphone, j'observe les lignes de ma main danser comme des ombres. Je peux voir de grosses gouttes s'écraser sur la fenêtre et y esquisser des ruisseaux. On dirait Nelligan en octobre. Mais trois heures du matin n'est pas heure à évoquer les poètes morts; on risquerait de les réveiller.

C'est un cauchemar qui m'a tirée de mon sommeil. Un de ces cauchemar qui s'évapore dès que vous écartez les paupières, vous laissant un goût de métal sur la langue et un bourdonnement dans les oreilles. Je me souviens seulement d'un lac glacé, ou peut-être de quelque chose de bleu sur la neige.

Le sommeil n'est plus qu'une chimère. Pour ignorer la tempête, il me faudra lire jusqu'au lever du jour.







Je retourne sur les lieux du crime. Là où l'homme a fait brûler sa famille. Un bidon d'essence traîne près des ruines. Il me serait si facile, j'ai pensé, si facile d'asperger le village de gazoline et de gratter une allumette pour tout faire flamber comme un mauvais rêve. Mais le village est un âtre souillé par l'averse, rien ne pourra plus jamais y brûler.

Une petite croix blanche veille près des décombres. Sous la pluie, la peinture écaillée s'estompe, mais le bois résiste. Plus personne ne posera de fleurs à ses pieds. Le village a maintenant un nouveau disparu à pleurer.

À l’époque, la maison se tenait au milieu d'un champ de mauvaises herbes. J'imagine les enfants qui y ont joué, un été où le soleil brûlait la terre et faisait cuire les escargots. On entendait leurs pas nus qui résonnaient au rythme de leurs courses, c'était en fait le son des clous qu'on enfonçait dans de petits cercueils en cèdre.

Sous une planche pourrie, je remarque une montre dorée qui prend l'eau. Je la ramasse, l'essuie avec ma manche, puis la glisse dans la poche de mon parka. Elle dégage une odeur de cendres chaudes.





« Arnaud a eu un accident hier », dit le propriétaire.
« Il est mort », ajoutent les vieux.
Sous la table, le chien soupire.
« Disparu », dit l'ancien en exhalant un nuage gris « on a seulement retrouvé sa voiture »
« Vide », disent les vieux en coeur.

















C'était à Arnaud de garder la bibliothèque aujourd'hui.

Les pages du journal sont gondolées. Cette fois, le disparu s'affiche dans mon esprit avec des yeux sombres et une barbe mal rasée. Les vagues rictus des morts anonymes se sont effacés.

Sur la table, le transistor grésille, emplissant le silence mortuaire. Le journal raconte qu'on a retrouvé sa voiture près du champ de maïs, vide. On raconte que la perte de son cousin l'aurait rendu fou, qu'il se serait crucifié au milieu du champ, son sourire brisé et son regard vitreux comme un épouvantail pour faire peur aux corbeaux. À la une, on montre une voiture stationnée près d’un champ, vide.

En tournant la page du journal, je me suis coupé la main.









Ma robe a une odeur de naphtaline. À la cuisine, les voix feutrées sont ensevelies par les plaintes du vent. La famille renifle en silence, enterrant son disparu sous les mouchoirs et les derniers souvenirs. Je sers un tasse de thé à celle qui revêt ses vêtements noirs à la manière d’une veuve.

En face de moi, la fille d’Arnaud guette son thé en silence. Je peux voir ses yeux frémir à l’idée de s’y noyer. Son regard est fragile, celui d’une petite créature arrachée au néant par des parents qui tenaient trop à la vie. L’enfant qui aurait dû mourir est née en rêvant de l’abîme. Elle a des yeux noirs de sorcière qui vous plongent dans les gouffres de l’enfer si vous y risquez un coup d’oeil. À l’école, la marmaille a plus d’un nom pour ces enfants.

Par-dessus nos tasses de thé, nous échangeons un regard. Je voudrais y reconnaître une soeur, caresser l’idée d’être moi aussi une de ces enfants sauvages aux lèvres sanguines qui se jouent de l’apocalypse comme d’un petit animal.

Mais je regarde l’abîme et l’abîme se détourne.





Tous les villages comptent une de ces femmes. La nôtre est lycanthrope. Les soirs de pleine lune, j’entends son rire nimbé par la nuit. Les vieux racontent qu’elle passe les nuits de pleine lune pieds nus dans la forêt boréale à faire peur aux chats sauvages.

« Tu es morte. », accuse-t-elle du parvis de sa maison, le doigt pointé vers moi comme les restes d’un oracle. Sa voix déchire la pluie. Je veux m’approcher pour lui faire entendre mon coeur, mais elle me repousse.

« Il ne faut plus laisser d’enfants naître au village », souffle-t-elle. Il faut avorter les embryons, empoisonner les bébés, étouffer les enfants. Qu’importe les griffes des cintres rouillés, la bouillie gâchée ou le mauvais augure.

Les enfants sont l’avenir, or nous avons laissé l’avenir mourir sous la pluie.










Le tic-tac de la montre court dans la bibliothèque. Je laisse le temps trotter librement entre les rangées vides. Assise à mon bureau, je tourne et retourne une tasse de thé entre mes mains, essayant d’effacer mon destin. Mais, selon le grimoire déniché sur une poussiéreuse tablette, c’est toujours la mort qui se dessine à travers le marécage de mes feuilles.

Par la fenêtre, j’aperçois la silhouette drapée du propriétaire qui erre dans la pluie comme une âme perdue. En guise de lanterne, il tient une lampe de poche. Sa voix écorchée par le froid se perd dans le vent.














« J’ai tué ma femme, je crois ». Le client marmonne, tord ses doigts de vautour.
Il est apparu comme un spectre dans la bibliothèque avec ses bottes boueuses, le regard antédiluvien.

Je le regarde en silence, ma main tremblant près du téléphone qui ne fonctionne plus.
Il me parle d’une fenêtre cassée, de la pluie qui ruine le tapis, du sang qui ne paraît pas, de son âme fissurée et de la mort qui guette. Un cauchemar tiré d’une esquisse d’Otto Dix.

« Elle est partie sans moi », soupire-t-il et le vent siffle.

Je le regarde partir comme il est venu, porté par le vent, puis englouti par la tempête. Sur le bureau, ma montre s’est arrêtée, morte de peur.











« Les livres mentent », marmonne l’ancêtre en tirant sur sa cigarette. Les vieux acquiescent.

Je secoue la tête, soupesant l’encyclopédie dérobée à la bibliothèque comme un précieux grimoire. 

Selon l’encyclopédie, c’est Saint-Augustin qui fit le baptême terminal de nos âmes mortelles. Un matin, les prophètes l’avaient écrit, nous nous lèverons pour servir un dernier café noir aux morts qui s’éveilleront au bout d’une longue nuit. Les Grecs, eux, parlaient de l’apocalypse comme d’une révélation, la vérité enfin livrée à nos yeux affadis.

« Les livres mentent », répète l’ancien, la voix rugueuse.
« Pas la tempête », ajoutent les vieux.









La pluie est devenue neige mouillée. Au sol, les flaques de boue sont des mares glacées.

Assise sur le perron de ma maison, la neige traverse mon parka jusqu’à mes os. Mes cheveux en cyclone, je bois une dernière tasse de thé. Je veux voir le paysage boréal recouvert par la neige comme une veille de Noël. Mais c’est de la cendre humide qui tombe, qui donne au ciel une allure séculaire.

S’il fallait que le monde éclate demain, il y aurait l’éclipse pour nous veiller et des adieux lancés comme des bouteilles à la mer. Dans le ciel, les prières voleraient en V à la manière des oies nordiques pour percer la tempête. Au coin des rues, les charlatans nous vendraient des arches de Noé au prix de quelques âmes encore vierges.

Je regarde le ciel et j’ai mal au coeur.








Petite, ma mère aimait me dire que j’étais née en tombant par terre et c’était pourquoi j’avais le dos du nez un peu tordu.

Lorsqu’on est né en s’écrasant au sol comme un avion, la fatalité vous suit telle une ombre. Dans la cours d’école, les petites gitanes qui lisaient les lignes de ma main avaient le regard vacillant, et refusaient, entre deux hoquets, de me révéler mon avenir. Les garçons me fuyaient après un baiser à cause de cette mélancolie qui rendait mes lèvres amères.

Depuis ma naissance, je passe mes journées à survivre, m’accrochant au fil de ma vie, montrant les dents aux Moires comme un animal blessé.












La grêle bat la fenêtre.
« Si je ne vois pas le soleil bientôt, je vais devenir fou. »
Il range une petite flasque dans la poche de son veston. Je n’ai jamais vu mon collègue boire auparavant. Je frissonne. J’ai la gorge sèche et un arrière-goût de thé qui flâne sur ma langue.

















Le vieux m’ont offert les clefs du gros camion qui, à l’ordinaire, passe ses journées à dormir dans la ruelle avec les chats errants, derrière le café. Le vétuste moteur grogne et tousse alors que les pneus s’enfoncent dans la boue. J’ai les mains serrées sur le volant. Je veux rejoindre le village voisin pour voir s’il y a de la lumière aux fenêtres des maisons.

À mi-chemin, une figure encapuchonnée me barre le chemin. Les freins de mon camion gémissent. D’un pas lent, la camarde s’approche de ma fenêtre. Son ciré est noir et ses yeux jaunes : « Faites demi-tour. Il n’y a rien à voir par là. ». Je peux voir ses doigts blancs pendre sous ses manches.

Je ne fais pas demi-tour. Je mets le camion en marche arrière, puis j’écrase l’accélérateur. Le moteur bondit comme un animal traqué.










À la bibliothèque, le monde me paraît un peu plus paisible. Le cadran éteint de la montre me surveille dans l’obscurité. Je hume l’odeur de cendres un instant et me laisse bercer par la friture du transistor. Parfois, les grésillements s’éclaircissent et une voix humaine parvient à percer les parasites. Inondations...Pluie se transformant en neige...Routes bloquées. Les mots bondissent sur les ondes.

Quelque part loin d’ici, les gens boivent et ignorent que la terre n’est plus qu’un couffin abandonné au parvis de la fin des temps. Bientôt, la folie les atteindra comme un poison et ils oublieront tout.

Pendant ce temps, je ferai cuire ce qui reste des livres dans la grosse fournaise, j’en glisserai les restes dans une enveloppe en papier kraft pour les offrir en héritage à ceux qui nous survivront. Les livres n’auront pas su sauver nos âmes mortelles.










J’affronte la tempête. Le capuchon serré sur ma tête. Mes yeux nimbés par l’insomnie sont rouges comme le sang qui sèche dans mes veines. Ma peau est trempée, moisie par l'humidité, mes ongles cassants, jaunes comme les pages d'un vieux livre. J'ai les lèvres bleues, très froides. Mon parka, troué comme les voiles d’un vaisseau fantôme, n’aura pas survécu aux intempéries.

La neige aura tôt fait de ronger les os de mon corps.
















Au café, les vieux fument et jouent aux cartes, le propriétaire range des tasses en silence. Sous la table, il n’y a plus de chien. J’enlève mon parka et je les rejoins. On m’offre du café que je refuse.

L’ancien tire sur sa cigarette, me surveille du coin de l'oeil : « Ma pauvre, ton coeur est atteint par l’hiver. »
Pour les vieux, c’est la pire des tare. Ils frémissent et secouent la tête, regardant la jeunesse qui s’érode contre la tempête alors qu’eux, vieux rocs, résistent et demeurent infrangibles malgré les douleurs arthritiques. L’ancien écrase sa cigarette, se penche vers moi et me regarde droit dans les yeux :
« Personne ne parle le langage de la mort. »
Je secoue la tête, évoquant de vieux shamans secouant des ossements au clair de lune, des ancêtres battant un tambour, pieds nus dans le désert et toutes ces sépultures dressées contre le vent. Je peux voir les scènes mortuaires danser dans la fumée bleuâtre du café. Les vieux s’agitent, rappellent de leur voix grinçante tous ces jours passés à compter les amis tombés comme des soldats au front.

J’ai froid. L’ancien balaie de la main toutes nos balivernes d’enfants effrayés et nous invite à jouer aux cartes. Le propriétaire nous rejoint et bientôt, nous écoulons nos dernières heures à jeter notre chance à tous les vents. Les mains enflées des vieux brassent les cartes, les yeux revivent leur jeunesse à travers des histoires dont la fin à été oubliée au fond d’un verre de bourbon.

C’est d’abord un coup de vent qui nous fait sursauter. La porte cède, laissant la neige pénétrer à l’intérieur du café. Nous croyons reconnaître le hurlement d’un chien, mais c’est une silhouette ruisselante qui se tient dans l’embrasure, son corps tuméfié se détachant comme un point bleu contre le ciel gris. Son regard vaseux porte tous les secrets de l’océan.

Un lourd silence s’immisce entre nous, se glisse dans nos veines pour paralyser nos coeurs.

Face à nous, l’ancien esquisse un sourire, étire ses muscles douloureux et allume une ultime cigarette :
« Il semble bien se porter, pour un noyé je veux dire. »

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