lundi 1 août 2011

Sécheresse

Me voici. C’est moi qui se tiens au bord de la route. On pourrait presque croire que j’attends le bus. Sauf qu’ici, aucun bus n’est jamais passé. 
Les restes de la pluie croupissent dans les ornières de la route. L’air est encore humide et je regarde les blés lourds s’incliner. La brise est faible, mais l’air est frais. J’ai enfoncé mes mains dans les poches de mon jeans.

Lorsque j’étais partie de chez moi, tout était encore sec. Cela faisait des mois qu’on n’avait pas vu un ciel gris. J’étais partie au milieu de la nuit. J’avais piétiné les roses flétries de ma mère en sautant du toit. Il était très tard. J’étais partie comme ça, sans rien dire à personne, un sac à l’épaule et une voix insomniaque dans l’oreille qui me soufflait: vas-y court, va-t-en.

C’est ce que je lui avais raconté, assise sur le siège arrière de la minivan, les pieds sur une caisse de bières, le reste de moi coincé entre un sac rempli de linge sale et la cage d’un chat noir qui ronflait. Les rayons du soleil esquissaient des rayures sur son pelage. On aurait dit un fauve. « La pluie...Il était temps ». C’était le conducteur. « Hmmm...». Il avait la peau flétrie comme une fleur desséchée. Il conduisait, une cigarette lui brûlant les lèvres, les yeux nus, défiant le soleil de son regard de nomade.

Je courais. C’était la nuit. Mes souliers soulevaient la poussière. Je fuyais la voix qui me soufflait sans cesse des mots à l’oreille, qui m’esquissait les chimères que je devais distancier. Surtout ne pas m’arrêter. Mourir a bout de souffle, les poumons éclatés serait une mort plus douce. J’avais chaud. Je voyais la lune briller. Aucun nuage pour l’ombrager.

Je pouvais voir l’ombre du chat me guetter à travers la fenêtre de la minivan. Le policier disait quelque chose. L’ourlet de ses pantalons, habituellement couvert de la poussière des chemins, était détrempé. Il avait une dégaine de cow-boy, avec son chapeau. Le conducteur m’avait dit qu’il allait aux toilettes et me voilà devant ce cow-boy à trouver une histoire à raconter, expliquer pourquoi prendre un sac s’il était vide. Il avait les yeux jaunes d’un coyote malade.

« Hier, j’ai rêvé que je fuguais de chez moi », avais-je dit Sammie en marchant vers l’école. Elle avait haussé les épaules, s’allumant une cigarette. Elle avait commencé une semaine avant. Elle avait déjà la dégaine d’une femme. Assise sur le parvis de l’enfance, je ne pouvais plus que la regarder s’éloigner de moi. « Et puis quoi ? », m’avait-elle demandée. J’avais baissé les yeux : « Il pleuvait ». Elle m’avait regardée, surprise. « C’est impossible », décréta-t-elle. Autant pointer un bâton de sourcier vers le ciel. Devant l’école, la pelouse était toute jaune.

J’aurais voulu que tout cela soit un rêve. À trois heures du matin, le soleil paraissait encore trop loin. Les yeux enragés des ratons-laveurs dans le noir étaient blancs comme les phares d’un camion. Je les avais guettés toute la nuit, au frais entre les tiges de blé. J’avais la bouche sèche et je ne pouvais pas dormir. Trois heures du matin s’étendait devant moi, maigre et filiforme, une lueur méchante dans l’oeil.

Le policier me fixait de ses yeux de carnassiers. Le conducteur s’était glissé hors des toilettes pour rejoindre sa minivan. Il était parti dans une bouffée de cigarette. « As-tu passé la nuit dehors ? ». J’avais haussé les épaules. Mes cheveux de terre et de paille me trahissaient. Il m’avait souri de ses dents pointues : « La nuit, les épouvantails prennent vie, petite ».

Devant la maison, mon frère se prenait pour un sorcier, secouant son bâton de pluie par-dessus les roses mortes de maman. « Tu perds ton temps », lui avais-je soufflé. Il avait haussé les épaules.

« La sécheresse ne peut pas durée pour toujours », avait affirmé Sammie, elle qui savait tout. « Mon père dit qu’il y a eu de la pluie à la campagne, hier ». Puis, elle avait ricané : « Peut-être qu’il faudrait aller y chercher des nuages. Il faudrait quelqu’un qui court très vite ». Mes souliers de course avaient percuté le sol.

Me voici. C’est moi qui suis assise sur la banquette arrière, à me brûler la rétine à force de fixer le soleil. Aucun nuage en vue. Il fait très chaud. Le policier boit un cherry coke tiède. Par la fenêtre de la voiture de police, je peux voir un chat noir se faufiler entre les blés roussis.

Le soir venu, nous nous sommes assises sur le toit. Les yeux de Sammie brillent sous la lune. Elle tire sur sa cigarette. J’ai les lèvres fendues et les cheveux pleins de paille. Sammie joue avec le bâton de pluie de mon frère. Nous rêvons de descendre à la rivière et de trébucher dans les quenouilles. Nous parlons d’aller nous faire mordre par des sangsues, les jambes reposant dans l’eau vaseuse d’un lac. Sammie se retourne vers moi: « Et si on rattrapait la pluie ? ». Une voix se fait un nid dans mon oreille: vas-y court, va-t-en.

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