lundi 1 août 2011

Le potager

Ce matin, je me suis réveillée l’âme tordue et le cerveau rouillé. Parfois, il suffit d’un tremblement de terre pour que le ciel s’écroule.
Engourdie par le sommeil, j’ai cherché le thé à tâtons. Troisième armoire à gauche du réfrigérateur. L’humidité rampait entre les boîtes de métal. La bouilloire a sifflé, la fumée s’est dissoute comme un fantôme dans la lumière matinale. Je suis descendue pieds nus au potager afin de regarder pousser le chiendent que la chaleur avait épargné.
Si tu me voyais ce matin, ma soeur, j’ignore ce que tu dirais. Depuis hier, juillet est le nom qu’on donne au Cerbère qui ronge nos squelettes, lové dans la chaleur estivale de l’enfer. Mais l’enfer n’existe pas. Comme l’a dit un autre que moi, Diable n’est que le prénom donné à Dieu. Les hommes aiment baptiser l’innommable, tu sais. On le nomme comme d’autres donnent des noms ridicules aux chats dans les ruelles. 
Avec un ciel gris, juillet me semblerait moins cruel. Mais le soleil ombrage nos regards anesthésiés et jette nos coeurs en pâture aux mornes souvenirs. Pour survivre, ma soeur, il faut assommer son âme, la glisser dans une boîte afin de soutenir l’œil abruti de ceux qui nous plaignent comme un chien dysentérique qu’il faut abattre au fond du jardin. Vampires et succubes de nos faubourgs, agenouillez-vous devant le dieu que vous avez renié. 
Ne regarde pas en bas, ma soeur, regarde plus haut et prie pour nous qui sommes nés les yeux aveugles au ciel. Nous qui ne sommes juste bons à nourrir les tomates que j’ai laissées pourrir dans le potager. La terre a toujours soif.
Ta mort est une chute, ma soeur. Tel un Phaéton foudroyé, elle embrase la terre. Et les juments d’Hélios, harnachées au carrosse ne peuvent que rugir leur terreur rauque. Au crépuscule, les cris de ces nightmares déchirent nos insomnies.
Nous n’avons pas eu les mêmes lectures, ma soeur. J’ignore encore ce que racontaient les pages des livres que tu racornissait au creux de la nuit. Tout ce que je sais, c’est que Freud écrivait le deuil comme une hémorragie interne. Une marée rouge qui déborde jusqu’aux cils. Puis c’est la mer Morte qui nous sort des yeux et nous brûle les joues. Mais qu’importe d’avoir vaincu Derrida, Joyce, Proust, Marc, Luc ou Mathieu; les mots des hommes ne sauront pas sauver nos âmes mortelles.
Nous n’avons jamais partagé une tasse de thé, ma soeur. Un remède amer contre la toska, ce mal russe, ce spleen aux effluves épicées, qui vous gruge le corps en commençant par les pieds pour n’épargner que le coeur. Qui évoque Moscou comme un pays de neige n’a jamais connu la cruelle chaleur des étés nordiques. 
À tes funérailles, ma soeur, ma robe aura une odeur de naphtaline. Pour toi, je m’habillerai comme une jeune fille en fleur. Je serai sourde aux rengaines mièvres des plaignants parce que, non, le temps n’y fera rien. Face à la mort, on voudrait entendre les plus belles casuistiques funéraires. Mais seuls les poètes disparus tenaient la clef de ce langage et ils l’ont emportés avec eux, au plus profond de l’abîme.
Je jetterai ces mots aux chiens qui rôdent sous la pluie, ma soeur. En Grèce, c’étaient les femmes qui devaient pleurer les morts, prenant bien soin de tacher leurs robes blanches de leurs larmes salées. Mais au sein du Grand Nord fiévreux, tous te pleureront.
L’été passera, ma soeur. Juillet et un mauvais geôlier. Il perd son temps à regarder par la fenêtre et à laisser filer les saisons qu’il a mis en cage. Lui-même rêve septembre et son parfum de feuilles sèches qui emportera celui des tomates putrides.
Ma soeur, il ne reste qu’à regarder le temps ramper comme une couleuvre dans le potager. Son venin insidieux coule dans nos veines depuis le premier jour. Au coucher du soleil, le coeur nu et la cisaille rouillée, j’irai nourrir la terre cannibale, soulager sa soif avide et, sans même me mettre à genoux, je lui soufflerai : « Mère, tu ne m’as jamais connue, je suis fille unique.»

1 commentaire:

  1. Le temps s'écoule pas, c'est une dimension. On est en fait une figure qui s'étend dans quatre directions, un organisme qui compte comme parties individuelles des versions de nous-mêmes qui sont reliées et qui forment une chaîne aussi longue que notre vie. Ta soeur existe encore, mais n'est pas aussi longue que toi. Elle te touche sur une certaine distance, toutefois et tes souvenirs sont la sensation que ce contact t'apporte.

    ça parait fou mais c'est ce que la physique nous apprend...c'est pas aussi réconfortant que les mensonges d'une croix mais c'est tout ce que je peux t'offrir.

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