mardi 2 août 2011

Le monde, un lundi matin

Cela fait peut-être un peu trop longtemps qu'on ne s’est pas parlé et j’ignore même si cette lettre se rendra à toi. Mais qu’importe, le temps passera de toute façon.
Voilà près de trente ans que j’ai quitté le pays pour aller chasser mes démons de l’autre côté de l’océan. Je me souviendrai toujours des jours que nous avions passés à l’université. Nous étions encore un peu trop jeunes. Nous lisions Marx à l’ombre des arbres du parc, essayant d’imaginer à quoi ressemblait la Russie. J’ai encore la copie que tu m’avais prêtée, toute annotée, telle une partition pour un monde meilleur. Je l’ai retrouvée ce matin et c’est pourquoi j’ai décidé de t’écrire cette lettre.

Je ne sais pas si je devrais m’excuser d’être parti si vite. À l’époque, le monde était à l’envers. La guerre, ma promotion, mon divorce, le départ de mon fils. C’était une drôle d’année, tu sais. Au terme d’une nuit blanche où je rentrais chez moi, mon regard s’était arrêté sur les journaux dormant aux pieds des portes. Les mauvaises nouvelles s’étendaient comme l’horizon au matin. Nous venions d’obtenir notre doctorat, nous étions devenus les cerbères de la porte d’un monde en ruine. Des adultes, des hommes mariés, des pères, des docteurs, des intellectuels, pourtant, nous étions à peine sortis de l’enfance. Il faisait déjà trop froid en novembre. C’était l’année où ta sœur est morte, tu t’en souviens? Probablement.

Le jour de l’enterrement, nous avions mis les mêmes vestes noires, et accroché des fleurs aux fenêtres de la voiture. C’était l’époque où Dieu venait de mourir pour de bon et où les hommes se tournaient vers la bonté humaine. Debout devant la tombe ouverte, nous nous étions demandé si la philosophie pouvait sauver l’âme des mortels. Je crois bien avoir pleuré ce jour-là. Ta sœur avait été de ces filles à se mettre des vêtements noirs et à fumer des cigarettes, comme les garçons. Elle avait fait hurler ta mère, le jour où elle s’était coupé les cheveux courts. J’avais lu un poème devant tout le monde et, sous la grisaille de novembre, alors que ma voix traînait sur des vers auxquels je ne croyais plus, je m’étais demandé si c’était à cela que le monde devrait ressembler, un lundi matin de novembre.

Une semaine plus tard, nous buvions un café après un long séminaire et tu m’as avoué être déjà dégoûté du monde. Il n’y avait plus de Dieu sur qui cracher pour la mort de ta sœur, il ne te restait que des frères. Nous étions de cette génération issue d’une post-modernité adolescente qui ne voulait plus avoir à se mettre à genoux. Le monde pouvait enfin appartenir aux enfants des hommes. Tu n’étais qu’un jeune homme et déjà, tu ne voulais plus rien savoir de l’automne et de ses feuilles que le froid enflammait. J’avais essayé de te rappeler ce pour quoi nous nous étions rendus si loin. Tu m’avais planté là, laissant ton café refroidir sur la table. Trois jours plus tard, j’étais parti voir ce que le monde avait l’air le lundi matin, de l’autre côté de l’océan.

Ne t’en fais pas, l’ombre de tes yeux ne reflète pas que les fantômes de mauvais souvenirs. Avant tout cela, il y avait notre jeunesse. Nos nuits étaient blanches et notre café noir. Sur ton bureau, les tasses s’empilaient en une pyramide de porcelaine anglaise alors que nos plumes assassinaient les mots de Zarathoustra au profit de meilleures idées. Dans la chambre que nous partagions au campus, j’avais accroché une carte du monde où nous nous amusions à rayer tous les pays qui menaçaient la survie du monde. Un imbécile l’avait ruinée en y inscrivant Nietzche est mort, signé : Dieu au marqueur noir. Les mots traversaient l’Amérique.

Une fois le travail fini, nous embarquions dans ta Pontiac pour aller siffler quelques bières. En Amérique, Buddy Holly venait de mourir et ses chansons douces-amères remplissaient les pubs de notre pays. C’était l’époque des jupes qui raccourcissaient et nous étions heureux. Je n’étais pas encore marié et j’en profitais pour réciter La chasse aux papillons aux filles. Puis, ces mignonnes toutes nouvellement libérée voulaient nous parler de Sartre et du destin qui, enfin, nous appartenait. Nous déformions le temps au fond de nos verres et nous allions montrer les étoiles à ces demoiselles. Puis, les beaux matins, nous les invitions à aller regarder une partie de rugby, choisissions les places les plus reculés pour promener nos doigts sous leurs jupes, envoûtés par l’odeur sucrée de l’herbe que les garçons, cachés derrière les estrades, fumaient. C’était les années avant le sida, les meilleures.

Les soirs où nous étions célibataires, lorsqu’il faisait bien froid et que les gens ne sortaient plus, nous allions nous promener. Tu récitais la bible en disant que, si on supprimait Dieu de tout ça, l’histoire serait la même. Nous disions à qui voulait l’entendre que les paroles de Marx ne sauraient survivre en Amérique, là où les rues sont pavées d’or et d’argent. Puisque nous aimions encore le Jazz, nous faisions jouer Duke Ellington aux fenêtres des résidences. Tu étais amoureux d’une fille qui jouait des airs de Blues dans les cafés obscurs et tu t’habillais en noir pour lui plaire. Elle t’avait quitté lorsqu’elle était tombée enceinte d’un pianiste trotskiste. Tu n’avais rien à lui offrir, toi, petit universitaire de bonne famille. Tu avais pleuré toute la nuit, disant que tu ne voulais plus jamais aimer quelqu’un de ta vie. Nous avions bu quelques bières et, une semaine plus tard, tu offrais un café à ta voisine de classe. La fille que tu as fini par épouser. Lorsque tu l’invitais chez toi, vous vous enfermiez à double tour dans ta chambre toute la soirée. Cela rendait tes parents fous. Ils répétaient que les jeunes n’avaient plus aucune valeur. C’était sans doute vrai.

L’été, lorsque nous retournions chez nous, nous nous envoyions des lettres sans fin où j’affirmais à chaque fois avoir écrit l’essai qui changerait à jamais le monde. Toi, tu me disais que tu savais que j’étais amoureux de la fille de la famille des Grays, celle que tu m’avais vu embarrasser sous le vieux pommier, la lune nimbant nos amours estivaux. Bien avant Kundera, j’écrivais déjà l’histoire du kitsch. Moi, c’est elle que j’avais marié. Nous avions fait nos noces en mêmes ensembles. Même si nous étions intelligents, nous aimions croire que ces amours étaient pour toujours. Après ta lune de miel, tu t’étais mis à la marijuana. Deux mois plus tard, elle était enceinte.

Puis la fin du doctorat et la mort de ta sœur sont venues boucler la boucle. Le jour où tu as abandonné ta tasse de café sur la table, je me suis rappelé une vieille chanson de Dylan. Les années soixante pouvaient commencer. À l’époque, j’étais heureux de savoir que mon fils grandirai dans un monde sans dieu, ni église. L’homme pourrait enfin vivre sous la bannière de la liberté, les Américains nous l’avaient promis. Un monde tout nouveau qui peinait à pousser ses premiers cris.

Aujourd’hui, nous avons vieilli. Le vin a pris la place de la bière et je mets du lait dans mon café. Nos enfants sont des adultes et ils ont eux-mêmes des enfants. Aujourd’hui, nous ne rêvons plus de liberté et de vaincre Dieu, plutôt nous espérons que nos petits-enfants pourront vaincre le sida et le cancer et donné quelque chose aux hommes pour qu’ils puissent rêver. Comme un chanteur l’avait dit avant moi, le jour où cet avion s’est écrasé, emportant avec lui Buddy Holly, le monde s’est vu changé à jamais. La poésie s’est exilée des villes et les avions volent un peu plus haut. Les jeunes portent les foulards de Dylan, mais ont oublié ses paroles. Bien sûr, Harry, tu me diras que rien n’est pire qu’avant, que les choses s’améliorent, même. Tu as raison. Mais je voulais seulement que tu n’oublies pas que nous sommes de ceux qui ont donné le coup fatal à Dieu. Et aujourd’hui, pendant que le café refroidit aux tables des rendez-vous manqués et que les images du monde sont montées au-dessus des nuages, je ne peux m’empêcher d’être un peu triste. Le lundi matin, le monde ressemble à ce qu’il ressemblait il y a trente ans. L’homme est mort pour les pêcher de dieu.

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