lundi 1 août 2011

Purgatoire

Six heures du matin passée dans le premier diner trouvé sur la route. C’est l’heure où les nomades s’arrêtent un moment pour regarder le soleil se lever derrière les nuages gris. Je finis de lire le journal alors que tu regardes ton chocolat chaud refroidir sans dire un mot. Les naufragés n’ont jamais grand chose à se dire. Par la fenêtre, je peux voir l’épave fumante de la Vieille Fille échouée sur le terrain vague, derrière le restaurant.

Nous avions roulé toute la nuit comme des insomniaques. Pour éviter la fatigue, nous buvions du thé fort jusqu’à ce que nos estomacs nous fassent mal. La route était toute noire. Nous étions seuls dans la nuit : capitaine et navigatrice pérégrinant sur une mer de poussière et d’asphalte cuit.

« Panne mécanique », nous a annoncé un camionneur; un garçon au teint rouge qui lorgne tes genoux éraflés du coin de l’oeil « Y faudrait appeler une remorqueuse...». Nous nous sommes aussitôt jeté sur le bottin téléphonique, mais pas l’ombre d’un mécanicien hante ce petit bout de terre. Nous sommes échoués sur une île déserte, nos âmes en pâtures à nos idées noires.

Comme nous n’avions nulle part où aller, j’avais recommandé du café. Tu avais sorti le jeu d’échec magnétique de ton sac. J’avais pris les noirs, tu avais pris les blancs. Tu as ouvert le jeu, puis je me suis allumé une cigarette pour mieux penser.

Si tu savais combien d’heures nous avions passées à jouer aux échecs, ta mère et moi. À l’époque de l’université, nous passions nos vendredis soirs à l’intérieur. Nous fermions les rideaux, faisions un doigt d’honneur au monde extérieur, mettions un pot de darjeeling à infuser et nous nous installions devant l’échiquier. Nous passions toute la nuit sur une seule partie, nous racontant des histoires de pirates et de hautes mers. Nous rêvions de voyages. La liberté chatouillait nos pieds de pantouflards.

« Échec et mat dans trois tours », as-tu dit. Avec tes cheveux toujours emmêlés, tu ressembles à ta mère. Je t’ai laissé gagner la partie. Je regarde la Vieille Fille expirer dans son coin et j’ai mal au coeur. L’asphalte a soudainement des relents de spleen.

« Le plongeur se débrouille bien en mécanique », nous a confié la serveuse qui nous a pris en pitié à partir du cinquième café. « Il pourrait jeter un coup d’oeil à votre camion après le rush du matin, si vous voulez. »

La Veillie Fille a l’Amérique entière dans le corps, du sable du Chili aux plages froides du lac Ontario. À la mort de ta mère, j’ai brûlé tous mes livres et abandonné mes poissons rouges dans l’étang du voisin pour te traîner sur la route. Nous avions kidnappé la Vieille Fille derrière une épicerie. Un jeu d’enfant; un ami m’avait appris comment faire.

Je surveille le plongeur qui a les deux mains plongées dans le ventre de la Fille. Il a de la graisse jusqu’aux coudes et jure parce que le câblage est comme un nid de serpent. Il commence à faire chaud. Je te regarde lire le journal, tes genoux pointant sous ta jupe. Le plongeur connaît la mécanique, mais pas la route. Lorsqu’il parle des routards, c’est pour souffler des histoires d’assiettes crasseuses et de sandwichs à moitié mangés.

La Veille Fille a poussé son dernier soupir à la première heure de l’après-midi. Le plongeur s’est gratté la tête avec sa clef à molette : « Elle est bonne pour la casse.» Il a plissé les yeux en regardant la route, puis s’est tourné vers moi : « J’ai un ami qui vend des pièces, si vous voulez... »

En guise d'obsèques, nous avons poussé la Vieille Fille dans un ravin. Nos effets personnels tenaient dans nos sacs, plus une boîte de lait. Tu as retenu un sanglot. Le plongeur nous regardait, fumant une cigarette dans l’ombre : « Alors, vous voulez que je l’appelle, mon ami ? »

Les voitures sont faites de tôles et jamais la route ne pourra sauver nos esprits tordus.  Nous nous sommes fabriqué un radeau avec les pièces d’une vieille Coccinelle et les sièges d’une Toyota. Pour survivre, il nous faudra atteindre le rivage de la prochaine grande ville. Peut-être y trouverons-nous de quoi nous faire une petite cabane à l'abri de la jungle urbaine, histoire de prendre le temps de soigner nos âmes gercées par le soleil et la poussière.

Nous sommes parties comme des ombres à l’heure où le ciel se teinte d’orangé. Sur le mur nord du diner quelqu’un avait écrit : « Bienvenue à la première heure de l’éternité. »

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