jeudi 4 août 2011

Fragment

"I hated everyone" said the sun
- J.J

Ce matin, je me suis réveillé de bonne heure, l’âme encore toute tordue et le regard rouillé. Lorsqu’on se réveille sans avoir vraiment dormis, le silence bourdonne toujours un peu plus fort. On pouvait même entendre la Vieille Fille ronfler sous le soleil jaune. Je suis descendu à la cuisine mettre l’eau à bouillir.

Comme tous les matins, j’ai cherché le thé. Troisième armoire à gauche du réfrigérateur. L’humidité remplissait l’espace vide entre les boîtes de métal. La bouilloire a sifflé, la fumé s’est dissous dans la lumière matinale.

Si tu me voyais ce matin, papa, j’ignore ce que tu te dirais. Mais sûrement ferais-tu comme tu l’as toujours fait avant de lire une lettre. Tu irais toi aussi à la cuisine et pendant que les ombres des pins danseraient sur ton front, tu ferais chauffer du café. Tu lirais avec le poids des années sur les épaules, comme un spectre dans tes lunettes. Si tu n’y vois rien, ne t’en fais pas, tu connais déjà l’histoire, sans doute.

C’est le matin, un de ceux qui brille, qui nous donne envie d’aller déjeuner les pieds dans l’herbe. Il n’y a beaucoup d’herbe ici, tu sais, c’est un détail qu’il faut prendre de soin de noter; l’imagination est un petit lézard informe. Le sol est rocailleux, tiède sous mes sandales. La chaleur est confortable, mais c’est parce que c’est encore le matin.

Laure s’est improvisé une table à même un petit monticule rocheux. Une tasse de thé fume sur le sable orange. Elle potasse un livre, indifférente au soleil, le regard couvert par une vieille casquette de baseball. Elle porte une jupe et ses genoux rougis pointent au soleil.

- Bonjour.
- Bonjour...

Nous avons échangé un regard. Elle a bu son Earl Grey, j’ai bu mon Ginseng. Les naufragés n’ont jamais beaucoup de choses à se dire. Voilà six jours que nous sommes coincés ici. Panne mécanique. Nos âmes en pâture à nos idées noires. Nous avons de l’eau, mais pas de nourriture. Pour oublier la faim, nous buvons du thé jusqu’à ce que les ulcères nous rongent l’estomac et que la douleur nous empêche de dormir. Pour manger, nous grillons des lézards.

Ce matin, je me demande à quoi tu penserais si je mourais. Je suis las du soleil; je peux déjà m’imaginer coucher sous une épitaphe humide où pousse la mousse verte. Mais nous ne mourrons pas ici.

Lucien se repose sous l’aile de la Vieille Fille. Toute la nuit, il a trimé dans ses entrailles pour lui permettre de voler à nouveau. Pendant la journée, il fait trop chaud.

Il ne reste plus qu’à regarder le temps ramper dans le sable. Son venin insidieux coule dans nos veines depuis le premier jour. Charlie vient nous rejoindre avec un jeu d’échec magnétique et un pot de darjeeling, de quoi faire fondre nos estomacs.

- Jouons, dit-il.

Laure ferme son livre et me regarde. C’est moi qui commence. Charlie prend les blancs, je prends les noirs.

Si tu savais combien de soirées nos avons passé à jouer aux échecs, tous les trois. Mes meilleurs souvenirs fument dans une tasse de thé, posée entre quelques pions de plastique. Aujourd’hui, nous jouons seulement pour oublier le soleil. Charlie ouvre le jeu, puis s’allume une cigarette. Laure nous regarde sans parler. J’avance mon cavalier. Je me demande s’il faudrait aller réveiller les enfants qui dorment encore dans le ventre de la Fille. ll est encore tôt, la chaleur n’a pas encore monté dans l’appareil.

Hier, Perceval à trouver un petit oeuf bleu au pied d’un arbre flétri. Pour s’amuser, il l’a fait cuire sur un rocher. C’était plutôt drôle à regarder. J’aime mon enfant, mais parfois je le déteste parce qu’il a ta manière de sourire. Cette façon d’étirer les lèvres en laissant paraître deux ou trois dents. C’est un héritage plutôt laid à porter, mais sa mère, elle aussi, elle souriait mal.

Les jeunes supportent mieux la chaleur que nous. Ils passent tous deux la journée sous le soleil s’en trop s’en faire pour leur peau qui rougit ou leurs lèvres lézardées.

- Échec dans trois tours, m’annonce Charlie en tirant sur sa cigarette.

L’odeur du tabac est âcre dans l’air sec. Elle me rappelle l’époque où maman, fumant sa cigarette, me racontait tout ce que le temps guérissait. Il est toujours triste le jour où on comprend que nos parents nous ont toujours menti, mais que peut-on dire à des enfants ?

Petits, nous croyions que le ciel s’étendait jusqu’à la mer, comme le font les rivières. Nous imaginions les poissons géants qui s’y baignaient, à l’ombre de nuages. Nous pouvions passer des heures à guetter l’ombre des avions, l’âme perdue dans un vertige horizontal. Les racines des arbres fendaient le sol pour mieux pousser vers le haut; l’espace bleuâtre où dort la tête des pins était suffisant pour nous faire sentir le fameux spleen de ceux qui marchent sur terre comme des albatros blessés. Les jours de grands vents, nous montions sur la colline, essayant de nous faire emporter comme de vieux sac de plastique. Nous pensions nous envoler jusqu’à la stratosphère pour faire exploser nos poumons.

Ce matin, je regarde le ciel et j’ai mal au coeur. Ce ciel qui crève les yeux, ses nuages comme un fantasme d’adolescent pendant que la Vieille Fille expire au soleil.

Laure et Charlie sont allés discuter sous l’aile de l’appareil. J’aimerais pouvoir voir le ciel comme eux; quelque chose qui n’a jamais respiré. Une simple autoroute où les ennuis voyagent en V comme des oies sauvages pour mieux percer le vent. Mais pour les enfants que les parents ont mis en pots à la naissance pour éviter que nos racines n’embrassent la terre fraîche, le ciel demeure synonyme d’une certaine liberté- surtout pour ceux qui, comme moi, sont nés en tombant par terre.

Lorsque la Vieille Fille vole et que nous nous retrouvons coincés dans ses entrailles, la pression de l’atmosphère devient parfois insoutenable. Il faut apprendre à faire la paix entre nous, ignorer cette proximité étouffante qui a dû rendre plus d’un marin insomniaque.

[...]

1 commentaire: