lundi 1 août 2011

Passeport

Selon le gros chat gris, les gitans étaient arrivés au village deux jours plus tôt.
Blotti sous les framboisiers, il avait vu la camionnette s’arrêter devant la maison d’en face. Il les avait regardés sortir, l’homme et la petite fille, froissés par la nuit blanche. La camionnette sentait la gazoline, le café froid et le carton humide. Il les avait observés parce que, par ici, on voyait peu de nomades. Ils dégageaient autre chose, un pays différent, peut-être. C’était une odeur de désert, d’eau tiède et de fruits pourris.

Lorsque vous lui aviez demandé ce qu’ils avaient apporté avec eux, le chat s’était arrêté pour réfléchir, agitant ses moustaches. Pas grand-chose : quelques boîtes, un micro-onde, une cafetière, une télévision, des choses terriblement ordinaires.

D’où venaient-ils? Le chat ne savait pas lire les plaques. Ce qu’il savait faire, c’était suivre les gens, silencieux, en prédateur. Il les avait vus vider la camionnette. C’était arrivé très tôt le matin. On venait de le mettre dehors. Il terminait sa ronde avant d’aller s’assoupir un peu sous les framboisiers, mais les nomades avaient tout dérangé.

Les jours de pluie, lorsque vous preniez le temps de le lui demander, le chat pouvait tout vous raconter sur la maison d’en face en échange d’un peu de thon. C’est qu’il avait connu le terrain encore en friche. Un lieu sacré pour les Indiens, où poussaient le pissenlit et les odeurs de l’été. Sur le rang, tout le monde savait que le chat était immortel. Il avait été immolé par la sorcière du village pour être ensuite ressuscité par les enfants, un soir d’orage. C’était lui qui racontait les meilleures histoires.

Le chat affirmait que l’homme et la petite fille n’étaient pas de ceux qui plantaient leurs bottes à la campagne pour y élever des poulets. C’étaient des nomades. De ceux qui comptaient les jours en cafés refroidis et qui égaraient leurs chats. Il fallait se méfier de ces gitans, déclarait-il, placide. Ils étaient les plus solides, mais aussi les plus dangereux. De ceux qui se levaient avec le soleil des autres pays pour cogner tasses et percolateur en fer blanc au-dessus de flammes domptées. De ceux qui kidnappaient les chats pour lire leurs entrailles et qui faisaient des dés avec les os.

Des charognards, ajoutait-il en se grattant l’oreille. Il avait vu leur passeport. Et alors ? aviez-vous demandé. La couverture était rouge.

C’était un soir. Par la fenêtre, vous pouviez voir l’homme et la petite fille qui défaisaient les cartons. La petite avait les cheveux courts, comme un garçon. Vous fumiez devant la télé tandis que le chat ronflait sur vos genoux. Les planchers de la maison de vos parents tremblaient et vous aviez peur. Les enfants du village s’étaient rassemblés au sous-sol. Ils consultaient leur almanach à la lueur d’un vieux cierge. Pour ces disciples du chat, les nouveaux arrivants n’auguraient rien de bon. Cette méfiance de la part des enfants vous hantait la nuit comme un ulcère d’estomac.

Le matin venu, vous étiez allée porter un bol de pêches aux nouveaux arrivants. Trébuchant sur le chat qui zigzaguait entre vos jambes, vous étiez allée sonner à leur porte. La maison sentait le thé et il faisait froid dehors. Le chat vous avait dit qu’il fallait se méfier du silence, puis était disparu entre les plants de tomates.

L’homme, l’air insomniaque, avait répondu à la porte. Il avait souri, découvrant ses dents, disant que la petite dormait encore. Vouliez-vous une tasse de thé?

Il vous avait parlé de sa camionnette rouillée, de sa petite, des tomates, mais en parlant de son pays, il s’était levé pour rincer les tasses. Vous pouviez voir le chat qui, perché près de la fenêtre, vous soufflait que les nomades n’avaient pas de pays. Vous aviez remercié l’homme pour le thé puis l’aviez mis en garde contre les enfants du village.

À l’heure du repas, assis dans la cuisine, vous regardiez les enfants qui jouaient au salon, lisant l’avenir dans les brèches du plancher. Ils vous en voulaient d’avoir amené des pêches aux nomades.

L’après-midi, un orage avait éclaté. La maison d’en face avait perdu quelques bardeaux. Après la pluie, l’homme et la petite cueillaient des vers de terre sur le chemin de gravier. Le chat les épiait, dissimulé entre les herbes hautes que plus personne ne tondait. Les enfants étaient retournés au sous-sol. Leurs chuchotements suintaient du plancher. 

Tous les matins, vous étiez retournée porter des fruits aux nomades. L’homme vous accueillait toujours avec le même sourire, les pantalons blanchis par le plâtre. Parfois, la petite venait se joindre à vous. Elle vous regardait de ses grands yeux, balançant ses jambes dans le vide sans dire un mot. Le chat la prétendait muette. Lorsque vous demandiez à l’homme de vous parler de son pays, il secouait la tête, disant par exemple qu’il devait repeindre un mur. Alors, vous battiez en retraite à travers les champs roussis. Vous redoutiez l’heure de rentrer dormir.

Un soir, le chat avait sauté dans votre lit, l’air grave. Il avait refusé de vous raconter ce que les enfants dessinaient sur les murs du sous-sol. Il vous fallait partir ce soir, disait-il. Faire votre sac à dos, voler une voiture. Il affirmait que la terre était plate, pourquoi ne pas aller voir comment c’était? Lui, il ne pouvait partir. Lorsqu’on était immortel, la poussière des années s’agglutinait à vous et vous clouait au sol. Vous aviez jeté un œil à la maison d’en face dont les façades se laissaient manger par les lézardes. Au petit matin, lorsque vous posiez votre livre pour finalement vous endormir, vous pouviez presque les entendre geindre.

Vous aimiez entendre l’homme parler de figues séchées, de pirates et de cailloux qui brûlaient les pieds. Dans son pays trop chaud, les vers de terre ne poussaient pas. Un jour où il tentait en vain de remplacer une vitre qui avait éclaté pendant la nuit, il vous avait avoué avoir peur du vent qui s’acharnait sur sa maison. Vous aviez jeté un coup d’œil aux enfants qui consultaient les cartes sur votre perron.

Tout s’était terminé une journée qui s’annonçait comme les autres. C’était une nuit pluvieuse où vous vous étiez finalement décidée à rentrer plus tôt. La maison était vide. Vous aviez mis vos souliers à sécher près du radiateur, épiant le silence. Les enfants étaient enfin partis. Vos pieds nus claquant sur le plancher, vous étiez descendue au sous-sol. Tout avait été nettoyé. Seul un cierge fondu, perché sur la sécheuse, hantait encore le fond de la salle. Vous pouviez sentir l’humidité fétide qui rampait dans l’ombre. L’estomac serré, vous étiez remontée au salon.

Couchée sur le sofa, vous pouviez écouter le vent faire trembler les fenêtres de la maison. Le chat absent, il n’y avait plus personne pour vous aider à ignorer le fléau qui grondait à l’extérieur. Enfin, vous aviez ouvert un livre avant de vous endormir, la joue collée contre le papier gondolé.

Le matin vous avait accueillie en silence. Le ciel était nuageux. La maison d’en face n’était plus qu’un amas de souvenirs, jeté en pâture aux insectes.

L’homme et la petite avaient été épargnés par la tempête. Ils étaient accroupis près de la camionnette, occupés à faire chauffer le thé à même un feu de paille et de bouse séchée. Vous étiez sortie en chancelant sur vos pieds pour aller les retrouver. La petite fixait l’horizon. Leurs cheveux foncés se détachaient contre le ciel sale.

« Voilà ce qui reste du chat. Il était à vous? », avait demandé l’homme en glissant dans votre main une touffe de poil gris et ce qui restait d’un petit croc. Le chat était mort. Entre les troncs du boisé avoisinant, vous pouviez deviner les yeux des enfants qui épiaient la scène.

L’homme avait craché par terre : « Partez, ce gâchis m’appartient. » Sa camionnette était pleine d’outils rouillés.

Vous étiez rentrée en courant pour faire votre sac à dos. En ville, vous trouveriez bien une voiture à emprunter. Sur le porche, vous aviez grillé une dernière cigarette. Entre les débris et les mauvaises herbes, vous pouviez voir l’été mourir. C’était le moment de partir. Le croc perçait un trou dans vos jeans. Les gens pouvaient bien parler de ces sorciers de Perse dont les chevaux ont des sabots en bois, ou de ces princes de la ville qui mélangent le vin avec le café pour y lire votre avenir, rien ne vaudra jamais la clairvoyance d’un chat gris.

Vous étiez partie en prenant la route du nord, vers la ville. Si le monde était plat, il suffisait de marcher en ligne droite pour rencontrer le vide.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire