mardi 2 août 2011

Manouche

I'll tell you all my secrets, but I lie about my past
     - Tom Waits

Je l’ai revue un matin, agonisante, son corps reposant entre les feuilles mortes et le chiendent. Son corps était tordu comme les os des vieux immortels. Son cadavre avait été négligemment jeté au milieu d’un parc, à la merci de la pluie et des voleurs de ferraille. Ce n’était même pas un beau parc, un minable coin de verdure jaunâtre coincé entre un dépanneur thaïlandais et une librairie porno. Le cœur un peu serré, je l’ai délicatement soulevée, elle ne pouvait même plus tenir toute seule. Sa peinture était tout écaillée. Le crissement de sa chaîne n’était qu’un long cri d’agonie. On aurait dit qu’elle me fixait, réclamant, telle une femme battue, ce qui me restait de clémence, depuis longtemps enfouie sous mes souvenirs jaunis et la cendre de mes cigarettes.

Je l’ai rencontré il y a très longtemps. Un petit coup du destin des plus anonymes, comme une jolie fille ignorée ou un enfant avorté dans les égouts d’une ville. J’imagine qu’il y avait un peu de soleil ce jour-là, car malgré son âge, à la lumière du jour, elle ressemblait à une jolie vierge effarouchée, offrant son siège de cuir au premier garçon de passage. Elle était rouge et toute scintillante. Une vieille Schwinn, le vendeur m’avait raconté qu’elle avait au moins trente ans. Il l’avait trouvé derrière un restaurant chinois, à raconter des histoires d’alpes françaises aux gros rats gris. Il était un peu candide et elle lui avait tout de suite plu. Il l’avait ramenée chez lui et l’avait tout retapé. Entre temps, il en avait trouvé une autre et il vendait celle-ci pour quelques sous. « C’est une antiquité. Elle vaut peut-être un paquet » m’avait-il avoué « mais je te la laisse pour trente dollars. » C’est ainsi que je ramenai mon premier amour chez moi.

À l’époque, j’habitais en haut de la septième, dans un vieil appartement que je partageais avec trois arsouilles. Ils se moquèrent tous d’elle. Deux d’entre eux roulaient déjà en moto, moi,  je n’avais encore les couilles d’en volé une. Ils la baptisèrent Manouche. Je lui fis un coin dans ma chambre. Pour s’amuser, mes colocataires avaient gravé Just get me to New Orleans and paint shadows on the pews à l’aide d’une vieille clef, sur son flanc. Comme par défi, jamais je ne tentai de recouvrir ces mots.

Manouche avait la fâcheuse habitude de dérailler lorsqu’elle traversait la rue. Maintes fois, nous avions failli nous retrouver écrasés sous les roues d’un taxi trop pressé. Néanmoins, elle m’était fidèle. À cheval sur sa selle, je volais aux devantures des magasins et m’enfuyais, plus rapide que le vent du nord. Ni chiens, ni vendeurs n’étaient assez rapides. Nous nous échappions toujours, riant bien fort, des pommes s’envolant du panier pour aller s’écraser sur le trottoir.

J’étais un enfant à l’époque, encore un peu convaincu que le monde pouvait être bien. Les filles? J’avais essayé. Elles me faisaient encore peur. Manouche était mieux que tout le reste. Les soirs où la ville semblait tranquille, moi et Vladimir enfourchions nos vélos pour aller fumer, bien au chaud, sur les bancs d’une église vide. Sous le regard moribond de Jésus, nous nous racontions tout ce que les garçons peuvent se raconter. Les filles, l’argent, les rêves, la musique et la ville. Violant le silence sacré de nos jurons, nous prenions le pouls d’une citée qui tardait à vieillir. Nous savions que nous étions ses pionniers. Pour nous, la ville était un jeu de Lego, un grand terrain vierge se donnant à nous, chevaliers des temps modernes, gamins ignorés du monde.

Le cœur de Manouche était celui de la ville. Ses pneus avaient été usés jusqu’à la fesse sur ses pavés. En la chevauchant, j’avais l’impression qu’elle pouvait me guider à travers ce réseau d’artères en hémorragie permanente. Il ne fallut pas beaucoup de temps avant qu’elle ne devienne célèbre dans tout le quartier. De tous les coins de rue, on criait : « He! Manouche! ». En guise de réponde, je faisais crisser ses freins, ça faisait rire les enfants.

En septembre, je m’amusais à la conduire devant ceux dont la vie était rangée et qui rentraient à l’école. On me jetait des regards un peu jaloux, les yeux pleins d’images de randonnée à travers les forêts couleur feux. Au fond, moi, j’étais aussi jaloux d’eux. De ces vestons tweed et de ces foulards tout frais sortis de la naphtaline. Frissonnant dans ma veste du surplus de l’armée, j’avais parfois envie de troquer ma liberté contre quelques stylos et une pile de volumes neufs, un petit bonheur aux parfums de pommes trop mûres. Les étudiants adoraient Manouche. Son charme rétro et sa gueule de survivante de la vieille guerre avaient tout pour plaire. En réponse au tatouage sur son flanc, une fille, étudiante en littérature, avait inscrit un poème de Baudelaire sur l’autre côté. Ainsi, la bécane pouvait porter en elle la fierté des grands albatros.

Malgré les moqueries de mes camardes de misère, je commençais à fréquenter les cafés du campus. Je revis un peu l’étudiante en littérature, bu du café plus noir que le fond d’un œil, écouté de la poésie déclamée avec l’arrogance de l’époque et réchauffé mon cœur. Pendant quelques heures, je m’imaginais être quelqu’un d’autre. Mes compagnons me voyaient comme un drôle de petit voyou, un marginal sans importance, de ceux qu’on croise à tous les coins de rue, les yeux rouges, les poumons noircis. Au fond, je crois qu’ils m’aimaient bien. Parfois, la vie peut paraître belle.

Puis, ce qui devait arriver arriva. Manouche fut volée. Ce fut trois jours avant Noël.  Ce soir-là, je vidai une bouteille de vodka, tout tremblant parce que j’avais mouillé mes pantalons dans la neige fondante. Vladimir accepta de m’aider à la retrouver. Manouche n’était plus qu’un vélo, c’était le symbole de notre intégrité. C’est pourquoi nous avions passé toute une nuit, les pieds dans une merde fondante, à la chercher. Nous avions fait toutes les ruelles, tous les magasins chinois, toutes les cours où les cerbères dormaient. Rien.

Bredouille, j’allais rejoindre mon ami à l’église où il m’attendait déjà avec des cigarettes et deux bouteilles de bière. C’était le matin et le regard de Jésus paraissait morne. Vlad tenta de me remonter le moral en me racontant ses histoires de peines d’amour. Comment comparer une fille à un vélo? Sans roues, un cœur ne dérive plus assez loin. Une vieille dame entra et nous sourit : « joyeux Noël ». « On n’est que le 23 décembre. » ais-je répondu sans la regarder.

Sans Manouche, je fus contraint à traîner mes semelles à travers les rues. Je ne pouvais jamais aller aussi loin que je le voulais. Plus jamais je n’allai voir les étudiants. Je restais les deux pieds dans mon petit monde de misère, à racler les craques de trottoirs pour quelques sous, histoire de me payer un café. Les jours passaient, je grandis, les moteurs me semblaient soudainement plus attirants.

Mes colocataires acceptèrent de m’aider à voler une voiture. Fidèles à leur poésie de rue, ils choisirent une vieille Pontiac. Ce fut ma nouvelle amie. Le soir venu, nous roulions loin de la ville, au creux de la campagne pour aller regarder les étoiles. Le monde était différent, Manouche était morte, il fallait passer à autre chose.

Un jour, je devins un homme et commençai à faire ma vie avec un vieux Smith&Wesson dans les poches. Je troquais mes vieux idéaux contre une cravate noire et ma Pontiac pour une Buick neuve. La ville n’était plus la même, moi non plus. Mes amis avaient tous grandi, et, comme nous l’avions prophétisé, nous étions devenus les rois de la ville. Nous avions peint ses murs en gris et avions juré vengeance au jour de notre naissance. Nous étions adultes, les poumons cancéreux et le cœur enfoui un peu trop loin. Plus de place pour les vélos et les lumières de Noël. Nous avions remodelé la ville et la ville était moche.

Lorsque nous nous étions retrouvés ce matin-là, Manouche était prête à mourir. Elle avait attendu d’être sauvée pendant trop longtemps. Sur son flanc paraissaient encore les fragments d’un poème que j’avais oublié. Je l’ai portée sur mes épaules jusqu’au fleuve, elle le méritait bien. L’eau d’octobre était noire et glacée, Manouche est morte rouillée.

Lorsque, certains soirs, comme celui-ci, on me demande de raconter l’histoire de Manouche, en échange d’un verre, je veux bien. Lorsqu’on me dit que c’est une histoire triste, je fais toujours la même chose. Je souris, allume une cigarette et fixe le vide un moment « C’est seulement l’histoire d’un vélo volé. »

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