lundi 1 août 2011

Butane

Je redoute l’hiver parce que c’est la saison du confort.
-A.R.

On a peint des mots sur les murs du village : « Le bonheur vous attend au détour de chaque prière ». Alors que je dessine dans un coin de la pièce, dehors on brûle des livres pour chasser le froid. Par la fenêtre, on voit de grandes flammes se dresser vers le ciel. Dans la cuisine, l’eau chauffe sur le rond alors que Percy s’est assoupie près du foyer électrique. J’attends la fin de l’hiver comme d’autres attendent le journal au bout d’une nuit blanche.
Le calme me pèse. J’ai envie d’aller rejoindre les autres dehors. Prendre une pile de vieux pamphlet pour aller les jeter dans le feu. Je voudrais sentir mes os se réchauffer jusqu’à ce qu’ils brûlent. Mais je sais que je n’irai pas. Le samedi, je ne sors pas brûler des livres avec les autres. Je ne vais jamais prier pour qu’on me délivre du froid. Je préfère rester chez moi à pécher, petite païenne en pantoufle, alors que ma fille dort sur le sofa et que la bouilloire rouillée siffle. Je dessine seulement pour passer les temps, pour oublier ce qu’il se passe dehors. Je n’aime pas la couleur de l’encre qui coule sous la chaleur des flammes, ni l’odeur du papier consumé. Au loin, on peut entendre un chien japper, puis mon sang se glace un peu plus sous ma peau.

Hier, la voisine m’a abordée. Elle m’a dit qu’elle brûlerait quelques Balzac ce soir. Ceux que son fils lisait à l’école à l’époque. Le samedi, c’est jour de messe et tout le monde va brûler l’espoir sur le bûcher. Le monde a froid, il n’y a plus de place pour les fictions. Plus jamais nos enfants n’invoqueront Télémaque ou le capitaine Nemo. Le monde est déjà assez effrayant sans toutes ces aventures comme des gouttes humides sur la carte de leur imagination. La voisine déplore tout de même ces sacrifices; son fils avait été un bien mignon lecteur du temps où on lisait encore.

Moi, je m’en fiche. Du temps de ma jeunesse, où le monde était encore chaud, je n’avais jamais posé les pieds dans une bibliothèque. Jamais on ne m’a lu de ces histoires avant l’heure du couché, jamais je n’ai sacrifié de ces pages jaunes aux belles heures de l’été. Chez moi, on ne lisait pas.

On pourrait me prendre pour une femme modèle mais pourtant, moi et Percy avons notre petit secret. Alors que certains se cachent dans de glaciaux greniers pour lire Proust et que les chiens rôdent dehors, nous allons à la cuisine, nous fermons les rideaux et nous nous mettons à genoux pour communier au noir. C’est que nous portons notre trésor comme d’autres une croix inversée. Devant nous s’étalent d’étranges créatures: Clark Kent, Bruce Wayne, Peter Parker. Tous ces corps musclés, moulés. Tous ces rêves en cases. C’est obscène, trop édulcoré, vulgaire, mais ça nous plaît. Ça nous fait rêver; nous nous pourléchons les doigts de ce sirop épais. Pendant un moment, nous avons l’impression d’être réchauffées. Nous nous coupons les doigts sur les pages jaunies et rêvons d’un autre monde. Si la voisine le savait, elle nous écorchait probablement sur la place publique comme les sorcières que nous sommes.

Pour chasser les cauchemars qui viennent manger l’âme des enfants pendant la nuit, Percy nous a imaginé un nouveau prophète. Elle l’a appelé Capitaine Butane. C’est un grand homme en collants orange.  Il nous protégera des voisins et des chiens sauvages.

Il s’est mis à neiger. Par la fenêtre, j’aperçoit une petite fille qui traîne son père par la main. Son père a le visage long et fatigué. Ils remuent les lèvres. Je ne peux pas les entendre, mais je peux voir leurs paroles apparaîtrent dans de grandes bulles blanches :
LA PETITE FILLE- Il fait froid, je veux rentrer.
LE PÈRE- Pas ce soir c’est la messe...
LA PETITE FILLE- On ne pourrait pas brûler des livres à la maison? Ça nous réchaufferait mieux, non?
LE PÈRE- Non.
LA PETITE FILLE- Pourquoi? La fille d’en face, elle, elle ne viens jamais.
LE PÈRE- Parce que c’est comme ça, viens...
Le père entraîne la petite vers le feu. Elle tremble et sert entre ses mains un exemplaire de la Contesse de Ségur. Je suis heureuse d’être à l’intérieur, loin d’eux.

Je vais dessiner Capitaine Butane pour Percy. Il sera beau comme son père ne l’a jamais été. Il pourra nous amener loin d’ici, quelque part où il fait chaud.

Dehors, les derniers incendiaires se sont rassemblés autour du feu. Je vois la petite fille y jeter son livre. Une autre gamine avec qui ma fille ne pourra jamais jouer. À la place d’histoires, on met des cendres dans la tête de nos enfants.

Percy remue dans son sommeil. Le vent se lève et fait frissonner les murs de la maison. Je vois un homme jeter du sable sur le feu; ils ont toujours peur de faire brûler le toit de la chapelle. Tout devient noir. À la lumière de ma lampe, je vois à peine les premiers traits de Capitaine Butane esquissés dans mon cahier. Il serait temps de monter à l’étage, sortir les couvertures de laine et se mettre au lit. Je n’aime par dormir. Je rêve toujours que les chiens sauvages emportent Percy au fond du bois. Je vais à la cuisine me faire une camomille. Près de la théière, quelqu’un à laisser traîner la mort-aux-rats. Je fais deux tasses et je vais les poser dehors: cette nuit, les chiens auront soif.

Percy s’est réveillée. Elle me demande ce qu’il se passe. La lumière de la lune danse sur ses joues et lui masque les yeux. Je lui montre mon esquisse de Capitaine Butane, puis lui murmure une histoire. Elle grogne et monte à l’étage; elle n’aime pas que je lui parle de chiens morts au milieu de la nuit.

 Au matin, si le vent tombe, j’amènerai Percy à la vieille librairie, celle où vend de livres à brûler pour y choisir de nouvelles bédés. Il faudra aussi acheter une nouvelle bouteille de mort-aux-rats. Nous dessinerons des personnages sur le mur du salon. Des méchants aux doigts griffus et aux sourires carnassiers, de jolies femmes aux longs cheveux et, dominant la pièce, Capitaine Butane, tout souriant. Il nous protégera du monde et nous pourrons enfin avoir un peu plus chaud.

Demain, sur les façades des maisons, il sera écrit: “Une prière est votre laissez-passer pour le bonheur.”. La voisine criera en découvrant un chien mort sur son perron. Les larmes aux yeux, elle nous pointera du doigt, moi et Percy et nous traitera de sorcières.

Mais les sorcières, contrairement aux livres, ne brûlent pas. Ils auront beau asperger notre maison d’essence, de joindre les mains et prier pour nos âmes racornies par le froid, rien n’y fera. Sur le mur du salon se dressera toujours le sourire de Capitaine Butane, veillant sur nous comme un livre ne l’aurait jamais fait.

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