mardi 2 août 2011

Sa majesté de Montréal

Les oiseaux

Par la fenêtre, j’ai vu un oiseau mourir. Étrange. Habituellement, les oiseaux se posent sans problème sur les lignes de tensions. Je crois bien y avoir vu un signe. Je viens de rentrer de New York, ma maison sur mon épaule, lovée dans un sac de coton beaucoup trop large pour trois chemises et un cœur en ballade. Dans la poche droite traînent deux ouvrages de poésie. La prose prend difficilement le voyage. J’avais rêvé ne plus jamais voir le ciel de Montréal. Pourtant, me voici là, à contempler la mort d’un oiseau muet. Rien à voir avec l’albatros de Baudelaire.

Montréal ressemble beaucoup trop à New York. L’odeur fantomatique de ses ports nous rappelle tous les marins morts pour rien. Mais à Montréal, les filles sont juste un peu plus belles. Le français coule comme l’espresso du matin. Croissant, crumpets et an egg mcmuffin to go, please. On accompagne le tout d’un journal encore chaud des désastres d’hier. Les pigeons martèlent le sol, les étudiants traînent le pas et les gens d’affaires sont toujours pressés. À Montréal, il n’y a pas de taxi jaune pour vous écraser. Pas d’Empire State Building, pas de Crystler, Sony Building. Bonjour, Bell, Rogers, Eaton, La Baie, nos amours vendus dans des boîtes cartons. Parce qu’à Montréal- l’ai-je déjà dit ?- les blondes sont un peu plus blondes et les brunes, juste un peu plus noires.

J’ai déjà le mal du pays. J’ignore pourquoi j’ai voulu retourner à l’endroit où je suis né. Cinq ans d’errance en Amérique rendent un cœur mélancolique. Il y a des racines qui s’accrochent à nous jusqu’à notre mort.

Ce matin, Montréal m’attend. Et les oiseaux, par ici, chantent juste un peu mieux.


Alcool

Mon frère est débarqué pour me voir hier soir. Sous les lumières éparses de la nuit, il avait le teint d’un mangeur d’opium. Il avait l’air un peu crevé, mais je ne lui ai pas dit. C’est qu’on ne dit pas ce genre de chose aux gens qui croisent si peu notre chemin. À la place, je l’ai invité à trinquer à notre jeunesse morte dans un bar qui n’a plus de nom depuis des années.

Les souvenirs décolorés d’une époque plus indolente me remontent à la tête.

Montréal -40 Celsius, les yeux dans la bière. Les bars de Montréal. Ces femmes au parfum de myosotis que la vodka tiède fait oublier. Les plaisirs arrogants des nuits anonymes où nous allions, plus jeunes, oublier que le lendemain aurait lieu. C’était l’occasion de se délier les cœurs, de chanter faux dans les rues et de déclamer des poèmes aux chats de ruelles.Et que dire des yeux rougis d’une ville qui tarde à se coucher? Sinatra chantait New York New York, Cohen nous décrivait les reflets de miel des crépuscules de Montréal. J’aurais aimé dire que ces soirées passées à refaire le monde avec nos rires et nos soupirs se terminaient dans les bras chauds d’amours prématurés. Mais, à la vérité, on les finissait presque toujours, l’estomac à l’envers, emmêlé dans les draps que notre mère venait de laver. Le matin venu, un café rapide sous l’arche du Mcdo en guise de déjeuner, je racontais malgré tout à mes amis toute la passion d’un poème de salive tracé sur le dos des filles de Montréal.

Mais aujourd’hui, la jeunesse est partie rejoindre des inconnus qui nous semblent toujours plus petits, toujours plus arrogants. Ce soir, nous sommes vieux et l’alcool se boit un peu plus lentement. Mon frère m’écoute parler de New York. Je lui décris des grands fleuves de bétons, des tours de fer. Et toutes sortes de petites idylles qui n’existent que dans le cœur des voyageurs. Je lui parle du vieux sud, du Cherry Coke si frais l’après-midi, de ces gens qui racontent l’Irak comme s’ils avaient respiré sa poussière, de cowboys, d’indiens et, bien sûr, de cactus. Plus les heures avancent, plus elles semblent reculer. Le bar n’est plus qu’une image guettée à travers un bock de bière.

Bien sûr, on sort de là un peu vacillant, mais sûrement moins que lorsqu’on avait 15 ans. Je siffle Chicago en trois notes, mon frère rit. Nos voix sont des saxophones désaccordés, des pianos dissonants; un jazz en bouteille. J’aime la chaleur qu’apporte l’alcool aux hivers de Montréal, le sentiment d’allégresse d’avoir laissé son compagnon payer la note et, avant tout, la légèreté de nos cœurs toujours célibataires.


Américano

Le barista avait l’air que l’on prête à ceux qui égorgent les chats pour quelques sous. Les cernes fondants, le sourcil grave percé trois fois. De toute évidence, sa nuit n’avait pas été porteuse de rêves. Après l’avoir sagement remercié, j’ai payé et suis allé m’asseoir.

Une tisane à l’orange. L’Orient en sachet, un soleil levant de Floride. Ma voisine de table buvait un américano, les écouteurs d’un ipod fichés dans les oreilles. Son café sentait le matin dans les rues branchées de New York. L’Italie diluée dans l’eau des Grands Lacs. Une catastrophe culturelle. En Amérique, le café a le goût de ces matins passés à écraser le snooze en grognant.

À l’époque où j’étais étudiant, je séchais les cours du matin pour profiter d’un café en bonne compagnie. Lors des derniers jours de l’été indien, le soleil était une excuse suffisante pour profiter d’un espresso. Le temps qui coulait en douceur nous inspirait de meilleurs rêves. Il y avait le Panama, la France, l’Italie et Cuba. Tirant sur ma cigarette, j’avais avoué rêver des États-Unis. Des fantômes d’Elvis et de Kerouac errants sur des chemins de poussière. Et puis il y avait New York et son arrogance de jeune révolutionnaire défiant le ciel. Mes amis avaient ri. L’Amérique, et quoi encore? Quelques mois plus tard, j’avais bu mon premier américano dans un petit bistro frileux de Chicago. C’est là que les espressos chauffés par le soleil de la rue St-Denis m’ont passés par la tête. On pourrait se perdre au bout du monde que la nostalgie nous guiderait encore vers la maison.

Ce matin, je ne sais plus où aller. Le temps passe un peu plus vite. Ma tisane, trop infusée, goûte le plastique chinois. Sur la serviette de papier recyclé, j’ai fait l’éloge de ces routes oubliées où les fraises mûrissent sous le soleil, parmi le chiendent et l’herbe sèche.


Un harmonica

Je n’ai pas de guitare, seul un harmonica en poche. Sans permission, je me suis arrêté dans le métro pour charmer le temps qui passe. Le dos contre les promesses luisantes des publicitaires, j’ai joué des airs de blues pour des crooners vagabonds.

Mes notes rouillées ont démarré dans un souffle asthmatique. Il n’y a pas de tuque, ni d’étuis à mes pieds. Je joue par ennui. La pauvreté peut attendre son tour. J’aime capter le regard des jeunes femmes et des enfants. Pas celui des vieillards. Ceux-là vous regardent l’air de dire que c’était meilleur dans leur temps. Qu’eux, ils ont chanté What a wonderful world dans l’humidité des bayous. J’ai perdu ce qui me restait de jazz, emprisonné dans le fond d’une bouteille de bourbon. Pour l’instant, mon souffle ne peut que pousser de vieux airs poussiéreux. Des airs qui font pleurer ou rire, je ne sais plus.

Il fut un temps où la musique ne se mettait pas en poche. Ses notes arrogantes faisaient écho aux murs des premières villes. Il n’y a rien de plus beau qu’un bonheur éphémère.
Ma musique a parfois la lourdeur d’un mauvais poème. Mais elle finira par se faire un nid dans l’oreille d’un insomniaque.


Chemin de fer


C’est l’odeur qui vous assaille tout d’abord. Une fois la porte poussée, un vent d’épices et de moisissures pénètre vos vêtements. La lumière est filtrée à travers la vitrine barricadée d’affiches. La chaude voix de Johnny Cash vous accueille, Delia’s gone, one more time, Delia’s gone. Mes pas soulèvent la poussière du temps. Ce temps qui vient mourir dans les petites boutiques. Entre les strates d’atmosphère vaporeuse, les fantômes des vieux fumeurs récitent Verlaine en silence.

J’ai besoin d’un nouveau calepin. C’est ici que j’ai acheté mon tout premier. Ma mère m’avait emmené. J’avais onze ans et quatre gros dollars en poche. J’ai choisis celui dont la couverture arborait un grand goéland. Ce fut le début de ma carrière. À l’époque, je poursuivais les filles pour leur accrocher des poèmes au coeur. La plupart courraient plus vite que moi. Aujourd’hui, celles que j’attrape ne restent jamais longtemps.

Le regard voilé par le passé, j’hante les étagères. Le chien du propriétaire, un vieux cerbère, m’observe de ses yeux vitreux. Son maître, assis au comptoir, fume un cigare et se coupe le doigt sur un magazine jauni. Les calepins dorment entre les curiosités made in china. Leurs couvertures séchées attendent leur auteur depuis des années. Un amant inspiré pour leur arracher la peau et violer leur blancheur d’une encre sépia. Un petit cahier rouge, tapis dans l’ombre, me fait de l’œil. Je lui caresse le dos et le coup de foudre s’opère. Le temps d’adopter un nouveau stylo, et je passe à la caisse. Le propriétaire me sourit. Il se souvient de moi, qu’il dit. De ma mère aussi. L’été, elle portait toujours ces jupes légères que la brise a tôt fait de soulever. Il écarte les lèvres et ses dents blanches luisent dans la pénombre.

Soudain, le sol se met à trembler. Le propriétaire soupire, froisse le billet que je lui tends. Cerbère aboie. C’est le train qui passe. Sur le comptoir, une tasse sautille et se brise par terre. Le propriétaire me regarde tristement puis murmure quelque chose. Le sifflet du train emporte les mots.


Coca-cola

Sous le soleil, les jeunes filles boivent leur Coke dans des bouteilles de plastique. L’eau qui meurt en Afrique, liquéfie le sirop qui coule sur les lèvres des enfants d’ici. L’école est finie pour aujourd’hui. Les jupes à carreaux volent au vent, symbole éternel des amours adolescents. Dimanche ne pourrait avoir de plus belles couleurs. Assis près de la fontaine fanée, j’esquisse au passage les courbes de leur rire. Mais les jours de soleil, l’inspiration fait son indolente.

Frissonnant sous la brise, les vieux les regardent défiler. À l’époque, le coke se buvait dans des bouteilles de verre. Plus rien n’est sacré.

Les garçons abandonnent leur sac dans la boue. Juste le temps de fumer avant de retourner jouer. Ils tapent dans un ballon pour oublier de rêver. Rêver ne se fait plus. Qu’il est beau le symbole de la jeunesse dans l’écrin d’un ciel printanier. Un rire de fille. Une bouteille de coke qui roule dans l’herbe mouillée. Un amour clavardé. Plus personne pour écouter le chant des oiseaux.

Sur leur banc, les vieux sourient. Au fond, rien n’a changé.


Les poissons

L’essentiel est écrit sur les murs. L’amour et les rêves de la ville dorment entre les pissenlits et les lézardes. Enfants, nous pensions que les rues finissaient par se jeter dans l’océan. Les ruelles étaient des ruisseaux qui reposaient à l’ombre. Sur leurs murs, où les prophètes urbains traçaient l’apocalypse, nous dessinions des poissons et des soleils souriants. Après le bain, nos mères nous mettaient à sécher dans les ruelles. Dans les flaques de gazoline, nous attrapions des têtards et des chimères que l'on emprisonnait dans des vieux pots de marmelade.

Profitant d’un matin paisible, je suis retourné voir ma ruelle. Le printemps y fondait encore. Les bruits de la circulation étaient étouffés par la solitude. Les ombres assombrissaient la saison. Au fond dormait un gros chien. Blotti dans ses rêves de molosse, il ne me remarqua pas. Je me suis arrêté pour réchauffer ma nostalgie. Esquissé sur une clôture, un poisson de craie me guettait en souriant. La brise s’est engouffrée entre les murs et a soulevé mon odeur. Le chien a levé la tête et montrer les dents. J’ai reculé d’un bond. L’œil rougi, le gardien des ruelles tremblait sous son pelage mouillé. Je lui ai cédé le royaume et suis retourné à mes trottoirs. Entre les vagabonds, l’amour est cruel.

Un peu plus tard, en humant l’air des grandes artères de la ville, j’ai repensé à lui. Je suis allé acheter un saumon entier chez le vieux marchand coréen. Lorsque que je suis revenu, il avait disparu. Aucune trace de son passage. Pas une touffe de poil, pas une flaque jaune dans la neige. Le poisson de craie gardait jalousement le secret de cette disparition dans les commissures de son sourire. J’ai laissé le saumon par terre en me disant qu’il finirait par rejoindre l’océan. 





Take a sad song and make it better

En grimpant l’escalier, j’ai failli trébucher sur un gros chat gris. Ma sœur m’a accueilli avec un regard endormi. Le chat est parti se réfugier entre ses jambes. On s’est souri, puis on s’est enlacé. Lorsque je l’ai quitté pour l’Amérique, petite sœur vivait encore chez nos parents. Maintenant, elle vit seule avec un chat gris et une vue sur la ville.

Elle a mis du café à chauffer et s’est allongée sur son sofa. Le chat est venu se blottir sur son estomac. Elle m’a parlé de sa petite boutique de disques usagés, du chat qui s’est fait opérer il y a deux mois et de sa meilleure amie qui se marierait au milieu de l’été. Je lui ai raconté mon voyage et montré mes derniers carnets. Le chat nous épiait en plissant les yeux.

Nous sommes allés prendre un café sur le balcon. Dans la rue, quelques étudiants criaient des slogans qui s’envolaient pour mourir dans le vent. Ma sœur a souri en pointant deux filles qui marchaient au milieu du groupe. Il y a deux jours, elle leur avait vendu un Beatles. « Ils font la révolution, a soupiré petite sœur, mais ils écoutent des vieilles chansons d’amour. »

Lorsque nous sommes rentrés, ma sœur m’a demandé pourquoi, après toutes ces révolutions, tout est encore pareil. La ville, c’est toujours les rêves des Beatles, les foulards de Dylan et les amours frivoles de Brassens. J’ai haussé les épaules.

Je suis parti tard dans la soirée. À l’heure où les enfants dorment pour mieux souffler des rêves aux oreilles des anarchistes. Cette fois, j’ai pris soin d’enjamber le chat avant de descendre les escaliers.



Comme une orange

La terre est bleue comme une orange, avait dit un poète. Sous les néons du Provigo, ces fruits sont pâles comme des cadavres. J’ai préféré les pommes. Un enfant m’a dépassé à la course et s’est arrêté devant l’étalage de pêches. Il a soigneusement mouillé son index avant de l’enfoncer dans un des fruits. La tendre peau n’a pas résisté. Son crime assouvi, il est revenu sur ses pas en suçant son doigt. En passant devant moi, il m’a jeté un regard. Ses yeux renfermaient tous les pêchers du monde. Puis il s’est mis à courir. Ses petits pas résonnants sur le linoléum, il est disparu derrière les patates. Dans l’allée voisine, trois commis pariaient pour savoir qui aurait le courage d’aller pisser dans les oignons à l’heure de la fermeture. J’ai remis les pommes à leur place.

J’ai dévalé l’allée des surgelés sans trop penser, attrapé un berlingot de lait au passage et hésité devant les yogourts. Les œufs de poules en liberté côtoyaient sans trop de préjugés pour ceux des poules ordinaires. Biologique ou pas, on finit tous par souffrir. C’est à ce que je pensais lorsque je l’ai reconnue. Les cheveux blonds défaits par un matin trop lourd et une écharpe indienne nouée au coup, elle hésitait devant le rayon des céréales.

Son nom, c’était Anne, Audrey, Aurélie… Enfin, j’ai oublié. Il y a plus de douze ans que je ne lui avais pas parlé. En cinquième secondaire, elle aimait monter sur les toits pour nous raconter l’histoire injuste d’un monde que nous n’avions même pas encore vu. Je lui achetais régulièrement des cigarettes et elle m’apprenait à prononcer le nom des pays du tiers-monde. Je me souviens de l’histoire qu’elle m’avait racontée un jour. Celle de toutes ces guerres faites au nom des bananes et des oranges. Des guerres de territoires, de terres lointaines, anciennes, noires et fertiles. C’était une fille triste au regard fragile.

Devant ma nostalgie, je suis resté paralysé. Lorsque j’ai remarqué qu’elle poussait son panier dans ma direction, un sourire a effleuré mon visage.

Elle m’a dépassée sans se retourner. Son ventre gonflé d’une promesse d’avenir. Elle s’éloignait et j’avais la gorge un peu serrée.

En passant prendre un pot de beurre d’arachide, j’ai vu le petit diablotin aux pêches escalader une pyramide de pois en conserves. À mi-chemin, la montagne s’est écroulée. Le gamin est tombé sur le cul et a réclamé sa mère entre deux sanglots. Personne n’est venu le consoler. Le gérant l’a pris par le bras et l’a traîné vers les caisses. Je suis retourné m’acheter une orange.       


Le p’tit bonheur

Sur la photo que j’ai gardé de lui, le visage de mon père se détache du paysage, comme un roc face à la mer. Il tient ma mère par l’épaule. Elle sourit. Pas lui.

Dans le salon de mes parents, la même photo. Dans un cadre, mon frère, ma sœur, le chien. Une troisième photo, moi, seul comme le Petit Prince échoué dans le désert, des rayons de lune encore chauds dans les cheveux.

La pièce sent le gâteau aux épices, le citron et tout ce que ma mémoire peut inventer. Mon père fume dans son fauteuil, ma mère nous apporte de la bière et des bretzels. Je leur parle de mes voyages, leur montre mes paysages et leur lis quelques poèmes. Ma mère rêve, mon père hésite. On échange sur la famille. La tante qui a le cancer, la grand-mère qui s’est acheté un nouveau tapis, le temps qui coule par tous les trous, comme un sablier fissuré. Mon père me demande si je vais rester pour de bon cette fois. J’hausse les épaules.
« C’est que ta mère aimerait des petits enfants. » Il avale cette dernière phrase avec sa bière. Soudain, il me paraît vieux. La grisaille strie ses cheveux. On aurait dit de la poussière d’étoiles. Son regard est cerné de gris. Il dort mal, c’est son cœur, à ce qu’il paraît. Ma mère allume la télé. Des images de guerres défilent, le chagrin résonne. Nous terminons nos bières, songeurs.

« Et tu as trouvé le bonheur là-bas? » La voix de mon père tranche le silence. Je lui souris. Je lui parle des étés qui raccourcissent les jupes des filles, du goût d’un espresso pris sur la terrasse, des meilleurs amis, du son des guitares et des cigales, de la lumière du matin, de l’odeur des bébés et de la couleur des pissenlits. Mon père grogne. Il y a aussi la pauvreté des grandes villes, ai-je ajouté, les chats écrasés, le ciel trop pollué pour voir les étoiles et tous ces premiers rendez-vous manqués. Ma mère ramasse les verres vides et dit qu’il ne faut pas trop y penser. Je me tourne vers mon père, de grosses larmes glissent sur son visage. Je lui assure, qu’au fond, l’Amérique se porte bien. Il secoue la tête et s’essuie les yeux :

« L’Amérique, c’est trop grand. T’es-tu ennuyé de moi? »


Vertiges

Couché sur un toit, les pieds dans la gouttière, je compte les avions qui passent en écorchant le ciel. Ici, la vie est tranquille. La radio du locataire d’en face gueule une vieille chanson des Stones. Dans la rue, les voitures rugissent, les enfants grandissent, les chats se font écraser, les fleurs sèchent, la musique meurt. Par terre, la vie pourrie. Aujourd’hui, le vertige est horizontal. Les voitures font la course pour fuir la ville. On vire le Tibet à l’envers pour retrouver le rêve américain. L’espace nous étourdit, nous avale. De Bombay à Montréal, c’est la même chose. L’humanité est un sanglot d’enfant abandonné.

Pourtant, au fond des cours d’école naissent encore les premiers amours. Grimpé sur les toits, on peut voir leurs secrets s’envoler. C’est tout ce qui nous reste de poésie. Les rues sont des théâtres sans témoin. Trop de poètes y ont perdu leurs stylos. J’avais quitté ma ville pour trouver de quoi écrire. Après avoir traversé le Maine et quelques montagnes, j’échouai en Floride. Sur la plage, entre les vieux et les touristes, j’écrivis quelques rimes. C’était en février. J’avais alors pensé au Québec et à la neige qui colle à nos paysages. En me dépêchant, j’avais peut-être le temps d’aller la voir fondre.

Aujourd’hui, le printemps tire à sa fin et les foulards sont au fond des tiroirs. Les québécois reviennent du sud pour partir vers l’Europe. Ils rentreront à Montréal des photos plein les poches et des rêves au fond du regard. Personne ne sera resté pour voir les pissenlits naîtrent entre les fentes des trottoirs. Ils diront que Montréal est trop grise en été, qu’à Paris, tout est si joli.

J’ai vu l’Amérique se coucher devant moi, les routes s’étendrent jusqu’au Mexique. J’ai vu des lacs grands comme des villes et ces plaines qu’on dit éternelles. Le vertige s’étire devant nous et les repères disparaissent. Pourtant, le monde est trop petit pour nos rêves. On les met en terre à Kaboul et un arbre grandit à Montréal. Dans son feuillage, les oiseaux iront faire leurs nids et les enfants cueilleront ses fruits pour en faire de la confiture. Sur son tronc, un garçon ira graver des mots d’amour pour une fille morte en Irak. L’arbre en saignera, sa sève aura un goût d’érable aigri.

De mon toit, je peux voir les arbres vibrer sous le vent. Sous terre, leurs racines percent le sol et s’étreignent jusqu’à la fin du monde. Les hommes vivent de la même eau que les arbres. Et c’est au-dessus de toutes ces têtes que je signe mes derniers vers de la journée.

Demain matin, Montréal m’attend. Et les arbres, par ici, poussent juste un peu plus haut.

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