lundi 1 août 2011

La jarre à biscuits

Sous le sapin, la crèche de ma grand-mère. Joseph a les cheveux qui disparaissent sous un drôle de chapeau. On dirait un cowboy, prêt à disparaître avec le soleil couchant. Marie, les joues rouges, regarde un enfant couché sur la paille, mort de froid. Son corps de plastique luit sous les lumières de Noël.

Ce soir, la nuit de décembre dessine des barreaux de frimas aux fenêtres de la maison de mes parents. Des chaussons sèchent près du feu qui dévore les dernières heures de la journée. C’est la veille de Noël. Les fillettes sont à genoux, pas une prière n’effleure leurs lèvres rouges. Il y a des jouets sur le tapis, une étoile au plafond et cette maudite crèche sous le sapin. Les adultes sont dans un coin, occupés à refaire leur vie au fond d’une bouteille de mauvais porto. Soudain, la vieille déclare que les prières vont au paradis. Une des petite l’a regardé en se mordant la lèvre. « Où c’est le paradis, Mamie? » Ses petits yeux brillent comme des étoiles. Je veux l’étouffer, la voir se noyer dans la limpidité de son regard.

Petite, si le paradis existe, il est loin d’ici. Les premières neiges de Montréal n’ont rien à envier à la blancheur des nuages. Mais Dieu n’a créé ni de premières neiges, ni de paradis. Il y a longtemps qu’il est allé en enfer pour ses pêchers. Laisse-moi te raconter.

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Ce matin, je m’étais réveillé sans penser à elle. J’avais prié très fort toute la nuit pour que le soleil, sur la neige du matin, aveugle ma mémoire. J’avais traîné mes pantoufles à la cuisine pour faire du café. J’avais relu un vieux journal daté de février dernier, celui qui traînait sous le toaster. Sur la première page, des gens qui pleurent, un lac glacé. Sur l’étagère de la bibliothèque, entre Camus et le catalogue Sears, des enfants aux joues toutes rouges patinaient sur une carte d’invitation. Maman me l’avait envoyé la semaine dernière. Depuis que j’étais seul, j’avais lu tous les livres de ma bibliothèque. Ce matin, il n’y avait plus rien à lire. Pendant que mon café refroidissait sur la table, je me suis décidé à regarder la carte.

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Dieu est un chien attaché à une niche et si le diable existe, il se cache dans le regard des filles. Dans le bruit de leurs petits pas sur les planchers froids, dans le soleil qui fait briller leurs cheveux, dans le rouge de leurs bouches moqueuses. Avant de  connaître Léonie, je vivais plus ou moins seul. J’avais passé ma vie à regarder les gens courir. Moi aussi, je courrais. Je cherchais un p’tit bonheur. De ceux qui fondent sur la bouche, qu’on peut ranger comme un secret au fond d’une jarre à biscuits. Un jour, j’ai trouvé une fille au fond d’un parc. Elle pleurait. Je lui avais fait la promesse de la garder contre moi pour l’éternité, jusqu’à ce que la mort nous sépare. Évidemment, j’avais menti. Elle finit par nous quitter un bon matin. Léonie ne l’avait pas vu partir, elle dormait encore. Ce qui était resté de sa mère? Je l’avais laissé pourrir dans le paquet de biscuits aux raisins, celui que personne n’ouvre jamais.

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Comme Joseph, je m’étais marié un beau jour, à une garce qui ne s’appelait pourtant pas Marie. Nous formions une famille. Au mariage, maman avait pleuré. Jamais elle n’aurait cru que son fils, la tapette, pourrait un jour se trouver une fille. Aujourd’hui, elle ne m’en veut plus de l’avoir laissé partir. La preuve: elle m’invite toujours au party de Noël. Dans sa carte, les vagues cursives s’enchaînaient comme un chemin de croix. Elle disait qu’elle m’aimait et, que, sans Léonie, ce ne serait pas pareil. Tu parles.

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Les filles sont toutes des putes, ma mère la première. Si le diable existe, c’est une femme et Dieu est un chien qui dort à ses pieds. Ces démons, on les croise dans les rues et leurs cheveux effleurent nos doigts, nous coupent la peau. Petit, j’avais peur d’elles, c’est pourquoi on m’appelait la tapette.

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Sans Léonie, je n’ai plus de famille. Sans son air maladroit, sa dent cassée, ses cheveux trop frisés, l’air dégoûté qu’elle faisait lorsqu’elle devait embrasser maman. L’oeil de Léonie éclairait l’hiver. C’était mon p’tit bonheur. Maman et ma grand-maman insistaient souvent pour qu’elle les accompagne à la messe de Noël. Lorsqu’elle en revenait, Léonie me décochait un sourire, énumérant tous les gros mots qu’elle avait glissés dans ses prières. Non, maman avait bien raison, sans Léonie, ce ne sera jamais la même chose.

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Ce soir, c’est donc la vieille de Noël. Ma grosse cousine danse avec son copain, un petit con aux cheveux en paille qui ne fera pas long feu. Je vois le corps des femmes qui brillent parce que c’est Noël. Les petites s’agitent, chuchotent quelque chose. Leurs souliers vernis se tordent sous leurs jupes, les yeux sont limpides, les lèvres débordantes de fiel. Elles regardent l’oncle qui les regarde, qui cherche quoi dire. Je veux les ignorer. Les ignorer ou leur bander les yeux, oublier l’eau froide qui coule dans leurs veines.

Sur la cheminée, une photo de maman et papa. Papa est un vieux roc érodé par la mer, il ne sourit plus. A-t-il perdu une Léonie? Qui sait. Il a enfermé son silence dans une boîte à soulier, cachée sous son lit. Ce soir, il dort sur le sofa. Il a renversé du porto sur son pantalon. Ma mère le gronde comme un chiot. L’oeil de mon père flotte dans la graisse de dinde: « Les femmes...» Tu l’as dit, papa.

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Petit, mes pires Noëls étaient bordés d’herbe verte. Lorsque la neige tombait enfin, maman nous attachait des patins au cou. Papa, grognant à travers son foulard, nous emmenait patiner. Mes frères, fiers guerriers des hivers canadiens, se jetaient sur la glace pour jouer au hockey. Moi, je me couchais sur le lac, attendant le froid qui fend la peau.

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Les petites sont parties embêter le chat. Je me retrouve seul sur le sofa, personne pour me tenir la main, pour me répéter : “Avec le temps, tu sais...”. Sous le sapin, dans une crèche, un petit enfant tremble dans une mangeoire. Pourquoi Marie ne le prend-elle pas sur son ventre? Pourquoi ses seins, gorgés de lait chaud, sont-ils couverts? Peut-être déteste-t-elle son enfant. “Il ressemble à son père” disent les trois oncles qui ont apporté des cadeaux. On a violé Marie, on lui a donné un enfant qu’elle laisse mourir de froid dans une grange. Si l’enfant avait été aimé, la bonne nouvelle se serait propagée dans un grand rire, elle aurait eu un goût d’amandes et de lait frais. Parfois, les enfants sentent les amandes.

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On va déballer les cadeaux, les petites reviennent au salon. Je me retrouve coincé entre ma grosse cousine, le chien et mon petit neveu, qui a la morve au nez. Papa s’est rendormi. Dans ses rêves, il peint un jardin pour Léonie. Les petites rient, leurs dents sont blanches, leurs mères ont mis des boucles à leurs cheveux, on dirait de petits anges. Avant le grand moment, la vieille veut nous parler un peu de Noël. Elle tousse, ajuste son appareil. Ses seins pendent bas sous sa robe Sears.

Elle nous raconte le bon vieux temps, nous évoque des images de cartes postales, des Noëls où la neige noyait les lumières de Montréal. Elle dit qu’il était bon le temps où les églises étaient pleines. Grand-mère, les églises étaient pleines parce qu’il faisait trop froid à la maison. Les soirs de messe de minuit, ont ne laissait que les bébés et les vieux dormir dans leurs lits, frissonnant sous les couvertures de laine, tissées dans des rêves trop fins.

La famille s’agite sur les chaises pliantes. La vieille traîne, gémie, raconte. Elle parle d’une époque qui n’a pas existé. Les enfants, eux, attendent le Père-Noël. Impatientes, les petites lèvent les yeux au ciel.

Cette année, décembre porte une robe blanche. Ce soir, toutes les prières du monde sont étouffées sous la neige. Les heures coulent trop lentement, les enfants attendent leurs cadeaux. Sur le sofa, le coeur tiède contre mon neveu, je pense à Léonie. Je rêve qu’elle ne fut jamais qu’un fantôme, un songe qu’on m’aurait soufflés à l’oreille. Une jolie petite chimère. On peut lire tous les livres du monde, vaincre Joyce, Proust, voir même la bible, il n’y a pas de réponses à trouver au bout de ces pages jaunies. Après Noël, les jours passeront à pas feutrés. Une image hantera mes matins: celle d’un lac glacé en hivers. Léonie a enlevé ses chaussons de neige, Léonie porte des patins. Puis, les souvenirs se noieront dans une tasse de café. Pourtant, la vie continuera, il y aura d’autres Noëls, mais plus de p’tit bonheur à chatouiller.

*

Un jour, vous rencontrerez une petite fille et vous l’appellerez p’tit bonheur, votre monde ne sera plus jamais le même. Vous peindrez une chambre en violet, vous vous tacherez les genoux dans l’herbe fraîchement coupée. Vous serez heureux. Et un jour, peut-être, un petit con qui a oublié de mourir sur la croix volera votre bonheur. Vous aurez beau aimer votre p’tit bohneur, lui tenir la main, le serrer contre vous... dans les cauchemars de tous les parents demeure un lac gelé en hivers. Noël viendra. Il ne vous restera qu’une paire de chaussons gâchés par la neige.

Léonie dort sous un pommier, dans un jardin que son grand-père a rêvé pour elle. Les petites déballent les cadeaux, les papiers brillent, elles sourient, sont peut-être un peu déçues. Qu’importe. Leurs lèvres débordent de vie, elle embrasse grand-mère, les oncles, les grandes cousines. Elles sont angéliques dans leurs robes, leur souffle est encore frais, Noël se dessine dans leurs yeux. Je me suis levé, je les ai pris dans mes bras. Les petites filles devraient être aimées, elles sont tout ce qui nous reste de bon.

Après la bûche, je suis sorti de table sans parler, on m’a suivi du regard. Le feu crépitait toujours dans son âtre, près de lui, les chaussons de Léonie. Je me suis agenouillé près du sapin, j’ai soulevé la crèche, puis je l’ai donné en pâture aux flammes. Maman à hurler. Ma vieille grand-mère a pleuré. C’était un vieil héritage de famille. Et alors?

Le petit Jésus a fondu. Seul Joseph a survécu à l’horreur, il repose sur les cendres, son chapeau carbonisé. J’ai l’ai garder en souvenir, avec le sourire édenté de Léonie, au fond d’une jarre de biscuit au gingembre.

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