jeudi 9 août 2012

Le verger, un jour d'apocalypse (redux)

Bientôt nous plongerons dans les froides ténèbres;
Adieu, vive clarté de nos étés trop courts!
- C. Baudelaire


Septembre est mort. Dans le village, on a pendu ses restes blondis aux clôtures des vergers. Hier soir, les enfants ont écrasé les derniers grillons avec leurs bottes de pluie. Ils sont partis dormir, les pieds humides. Leurs bas ont séché sur le radiateur. Puis enfin, octobre s’est réveillé, les yeux bouffis, un matin où le ciel ronflait sous un linceul grisâtre.


Fin octobre, une odeur de paille moisie hante notre verger. Le souffle serré dans les mailles de mon foulard, je descends l’allée des arbres Macintoshs, cherchant un coin tranquille où lire. Les derniers cueilleurs de la saison ont profité du soleil froid pour faire un tour chez nous. Leurs enfants s’amusent à glaner des pommes pourries pour les jeter à leurs chiens.

L’herbe est trop mouillée pour pouvoir s’installer par terre. Au fond du verger se trouve un banc. Un vieux machin en bois qui a passé sa jeunesse à enfoncer des échardes dans les fesses des citadins. Avec le temps, son bois a été poli par l’arrière-train des flâneurs. À présent, il est tout juste bon à remâcher ses souvenirs en compagnie des mulots et des lièvres.

Le poète s’y trouve déjà, une casquette de tweed sur la tête, une pomme tavelée dans la main. Il regarde le verger fermenter au soleil. En me voyant arriver, il sourit, déclarant que la fin du monde serait probablement pour demain. Pourquoi demain?

Parce que demain sera la première journée de novembre. C’est le mois où on arrache les monstres en carton des fenêtres et où la ville se couvre de neige grise.

Le poète n’aime pas la ville. Surtout en hiver. Il croit que c’est un ramassis de fantômes où les derniers survivants ont des clous dans le coeur. Il ne vit pas trop loin de notre verger, dans une petite maison avec quatre chiens et un chat qui n’est pas vraiment son chat. En automne, il cultive des citrouilles et vient les vendre ici. Entre temps, il écrit et offre l’avenir à ceux qui ont un peu de monnaie dans les poches.

Oui, la fin du monde sera bien pour demain. Répète-t-il en croquant dans sa pomme tavelée. Le jour des morts.

Alors que faire? Étendre le sang des chèvres sur nos portes? Écorcher des chats gris? Rien de ça, répond-il en se grattant le front. Il faudra récolter les pommes, voilà tout. Et profiter d’un dernier café avec les vieux au restaurant du coin. Nous ne vivons pas en ville, alors nos âmes sauront sauves. En théorie.

J’ignorais que le poète croyait aux âmes.

Il a haussé les épaules, avouant qu’il avait recommencé à fumer hier. Quitte à mourir demain.

Mais comment pouvait-il en être si certain?

Lundi matin, le poète était allé promener ses chiens dans son champ. La  pluie venait de se calmer. Ses bottes s’enfonçaient dans la boue noire. Soudainement, il a glissé et, en tombant, il a fracassé une citrouille, répandant ses entrailles dans la terre. C’est dans cette bouillie qu’il a vu l’annonce du jugement dernier. Toute l’humanité tenait dans ces bouts de chair orange, tout juste bons à faire de la soupe.

Le poète dit qu’il est quand même un peu triste pour moi. Je suis jeune et il m’aime bien, comme la fille qu’il a eue, un jour. Celle qui l’a quitté pour aller se faire percer la langue en ville et qui a été retrouvée morte dans la cuisine de son appartement minable, le coeur troué. C’est arrivé un matin de décembre.

Le teint pâle, il m’a avoué que j’avais peut-être une chance de survie. Il ne fallait pas perdre de temps: trouver des écureuils, leur casser le cou et les suspendre aux pommiers. Laisser l’odeur de la mort infuser les pommes et en faire du cidre. Y ajouter de la cannelle, un peu de muscade et le boire. Alors peut-être vivrai-je pour voir Noël.

À travers ses paroles, je comprends qu’il rêve de voir septembre renaître de ses cendres. Mais septembre est mort; on l’a assassiné. Ne t’en souviens-tu pas, poète?

Il soupire. C’est l’heure de rentrer. Ses chiens doivent avoir faim.     

Les écureuils seront encore en vie demain. Je n’ai pas l’âme d’une sorcière, je ne suis qu’une petite fille. Je vais probablement mourir avec de la cendre plein les bronches, lorsque la marée de flammes m’emportera demain. Avec le reste du monde.

Le soir de l’Halloween, je suis allée au lit sans pleurer. Pour me consoler, j’ai croqué quelques bonbons à l’orange. J’étais incapable de dormir, alors je lisais mon livre, dans le clair-obscur de ma lampe de chevet. Sur le porche, les citrouilles brillaient encore. Leurs sourires tordus flottaient dans la nuit. Il ne fallait pas les éteindre avant le lever du soleil parce que ça porte malheur. Dehors, on pouvait entendre les coyotes rôder autour du verger, guettant les lièvres qui s’y égarent en quête de quelques trognons de pomme.

Je me suis levée de bonne heure pour mieux affronter l’apocalypse. Le soleil brille sur un fond de ciel brumeux. Je n’ai pas pris le temps de déjeuner; j’ai enfilé mes bottes et j’ai couru jusqu’à la maison du poète. Pendant la nuit, les garçons du coin ont empalé les citrouilles sur les branches des arbres. Le jus coule dans l’herbe, mais les sourires anémiques demeurent.

Le poète m’attend devant sa maison, sifflotant, une bière à la main. Il me demande combien d’écureuils j’ai tué.

Aucun? Vraiment? Bon.

Il frissonne dans son cardigan lourd de brouillard. Le champ se tient silencieux devant nous. 

Pour les hommes, il ne reste plus qu’à attendre la fin, dis-je.
Et prier, ajoute le poète.

Il interroge l’horizon. Au loin, on peut voit la ville flotter dans la brume.
Demain matin, dit-il, tout sera fini. La ville aura brûlé. Tous ses clous auront fondu. Il dit cela en bombant le torse, défiant la cité, les yeux ombragés par sa casquette.

Nous avons déjeuné ensemble. Il m’offre de la tarte aux pommes en riant : c’est la fin du monde, alors pourquoi ne pas prendre du dessert. Les chiens ont droit à du poulet froid. Après avoir mangé, le poète s’ouvre une deuxième bière et fait un feu dans la cheminée. Il m’offre une cigarette que je refuse. J’ai soudainement froid. Alors que le feu crépite, il me conseille de rentrer chez moi. Je ne devrais pas traîner ici trop longtemps. Son chat qui n’est pas vraiment son chat a sauté sur la table. Je lui est donné ce qui restait de ma tarte.

Je suis rentrée en courant, battant le foin pourri de mes bottes. Les citrouilles ayant survécu à la veille de l’apocalypse sont perchées sur une clôture, les yeux éteints.

Lorsque les villes et les hommes seront enfin morts, les vergers resteront là, les branches de pommiers grises comme la cendre et, quelque part au fond de la campagne, une vieille citrouille d’Halloween. Son sourire fondu.

Un vent polaire s’est levé. Je suis rentrée chez moi toute grelottante. Ma mère m’a grondée. Me disant d’aller mettre un chandail, pour l'amour de Dieu. Dans notre verger arrivent les derniers touristes de la saison. Des citadins. Ils achètent des tartes et du cidre frais. Il n’y a plus de pommes dans les arbres, mais les enfants s’en vont tout de même grimper aux branches comme des écureuils. Je suis allée m’installer au fond, derrière les pommier, pour finir mon livre, guettant le ciel morne du coin de l’oeil. On a eu un peu de pluie en après-midi, mais pas un fléau à l’horizon. Pas de marée de flammes, ni d’averse de tisons. Même la ville semble paisible, toute noire et froide à travers la grisaille.

Le soir, bien vivante, je me suis glissée entre mes draps avec un nouveau livre. Le vent siffle entre les arbres squelettiques. On a achevé octobre et pendu son spectre aux lucarnes des maisons. J’entends mon père qui ronfle devant la télé. À la météo, on annonce de la neige. Les toits seront blancs demain. Je me suis assoupie, le sifflement du poète qui se glisse par la fenêtre entrouverte en guise de berceuse. Il promène ses chiens le long de la route qui mène à la ville.

Un gros bidon rouge se balance au bout de son bras. Achevant sa mélodie sur une longue note grave, il glisse une cigarette entre ses lèvres et plonge une main dans sa poche, en quête d’un paquet d’allumettes.


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