lundi 30 juillet 2012

Carmin-sur-lune (edit)

Ils ont des jardins grands comme des maisons et des étoiles plein le ciel. Mais les hivers sont interminables et même juillet frissonne au soleil. Pas un lieu où on s’attarde. C’est sans doute ce que s’est dit Madame Fogg en grimpant les marches menant à sa chambre. La dernière qui fait cric crac. C’est dans sa chambre qu’elle s’est pendue. Là où je dors. Mon patron m’avait fait les gros yeux quand j’avais dit que je ne voulais pas du motel. La maison de la défunte ferait l’affaire. Oui, oui. Je savais qu’il n’y avait qu’une chambre. Oui, oui. Je savais combien de jours le corps était resté suspendu au plafond. Comme un jambon fumé. Tant pis. Rien à craindre des morts. Que de vieux sacs lourds de poussière d’os au bout de la ligne. Mais les morts ont tout à craindre des vivants. Les dernières traces de leur passage reposent avec nous. Petites choses fragiles.


C’est entre mes griffes de fonctionnaire que sont tombés les restes émaciés de la vie de Madame Fogg. Pas de famille. Pas d’ami. À moi l’honneur parce que je ne sais pas parler aux gens. Vaut mieux me confier les boulots qui ont à voir avec les morts. Pas trop de paperasse. Quelques meubles à mettre aux enchères. Deux ou trois jours de travail, pas plus. Comme des vacances à la campagne, mais avec un pendu en arrière-plan.

Carmin-sur-Lune. Le nom du village. Drôle de nom. Presque bucolique. Mais les gens d’ici le prononcent en faisant la grimace. Quelque chose d’amer dans ces mots. Village lunaire d’où on contemple de trop loin le reste du monde. Carmin pour les pavots couleur sang qui poussent dans les champs en été. Semés par le vent du sud. Sur lune pour l’immense reflet de l’astre que fait miroiter le lac par-delà les nénuphars. Les enfants y pêchent des truites au matin. La petite maison de Madame Fogg croupit près d’un champ. Il y a une chapelle blanche au bout de la rue. Ici, pas de clôture entre les maisons. Chez nous, on préfère garder les voisins derrière de grands cèdres.

La chambre pue le renfermé. Ouvrir la fenêtre. L’air est lourd. L’horizon est gris. L’orage s’annonce. Pas de café pour demain. Le réservoir est presque vide. Me demande si la voiture se rend jusqu’au dépanneur. Me voit mal la pousser le long de la route. Le regard jaune des coyotes, le soir. Peut-être aller demander aux voisins d’en face. La maison au toit rouge pavot. Peut-être pas. Tant pis. Il y a une boîte d’Earl Grey un peu moisi qui traîne dans la cuisine. Son carton tout gondolé.

«Quel temps! Le vent tourne.»
Des voix, dehors.
«Oui, il fera chaud demain.»

Qu’est-ce qu’ils appellent chaud, par ici? Dans la chambre, malgré le poids de l’humidité, il fait frais. Pas apporté de chandail. Qui aurait l’idée de le faire en plein juillet? Tant pis. Me demande si elle s’est pendue au plafonnier. Sinistre chambre et planches pourries. Ça nourrit la bête noire dans les cerveaux. La mienne se tient tranquille maintenant. Même au plus froid de l’été. Bon emploi, jolie maison, voisins tranquilles, steak le dimanche. Et assez de vin rouge pour endormir les monstres.

Le ciel se déchire, là-bas. Des éclairs violets. Il y a quelques chandelles dans le tiroir de la commode. Beaucoup de pannes de courant par ici. Ne pas oublier d’appeler le notaire demain. Aime pas parler au téléphone. Ici, c’est pire. Beaucoup de friture. Comme si un astronaute téléphonait de l’espace.  La voix de ceux qu’on aime comme seule cloison entre nous et le néant. Voilà où se trouve Madame Fogg. Au coeur du néant. Pas dans le plafond, ni dans le couloir. Il n’y a que mon teint blafard pour hanter les lieux. Voilà la pluie. Grasse et grise. Déjà, l’odeur de la terre mouillée par la fenêtre. Un temps idéal pour lire à la lumière d’une lampe, une tasse de thé qui sent le moisi sur la table de chevet. Rien à lire ici. Rien pour changer les idées. Tant pis.

Les fenêtres de la maison voisine sont illuminées. Un phare dans la tempête. Les vacances au bord de la mer de mon enfance. Souvenirs soufflés par le vent. Les murs de la chambre grincent. Le plancher est dévoré par la noirceur. La lumière de la lampe de chevet frémit. Une nuit à voir poindre des fantômes du coin de l’oeil. N’importe quoi. Les fantômes, je n’en rêve même pas. Ne rêve plus, de toute manière. Mes nuits sont d’obscurs comas et je me réveille avec le soleil. L’esprit vide. Deux comprimés avant le coucher, dit la bouteille.

Ce n’était pas comme ça avant. Avant les pendus accrochés au plafond. Avant les gallons de vin rouge. Avant qu’elle ne meure. Pas Madame Fogg. Elle. La mienne. Avant la tempête. Brûlure à soigner. Monstre à border. C’est la vie, comme ils disent.

Ne pas oublier de recharger mon téléphone. Espère que l’électricité tienne toute la nuit pour laisser la lampe de chevet allumée. Beaucoup de travail demain. L’orage sera fini. Il fera chaud. Aller acheter le journal à pied. Et peut-être du café, en fin de compte. L’orage se calme déjà. L’horizon grogne doucement. On dirait un chien contrarié par son maître. La nuit sera paisible. Le ciel couvert. La lune ne se lèvera pas sur le lac.  Tant pis. Les nénuphars borderont une mare couleur goudron.

Pas de quoi se suicider.




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