lundi 20 août 2012

Histoire de la peinture, du moyen-âge jusqu'à nos jours

Say, come over here,
let me smell you for one last time
before you go out there
and ruin all of the world, once mine
-Rufus Wainright



Une brume bleuâtre est descendue sur ton jardin. Elle flotte entre les branches de tes hydrangées. Le ciel est gris. On se croirait assis dans jardin anglais abandonné, rongé par la mousse verte, entre de vaporeux fantômes en robes de taffetas. Même ma bière a un arrière-goût de thé noir.


Tu es à la cuisine, en train de parler au téléphone. Je ne comprends pas ce que tu dis. Ta voix se perd dans l’épais feuillage des vignes. Elles ont beaucoup poussé depuis la dernière fois. C’est que je ne viens plus aussi souvent. On a profité de la fin de semaine pour rabouter notre jeunesse au fond d’une douzaine de cafés. Les derniers, on les a allongés de cognac.

Tu aimes parler du jour où on s’est rencontré. C’était à l’Université, sous les chênes séculaires du campus. Je m’étais empêtré dans mon porte-folio, m’écrasant par terre et fracassant mes fusains neufs sur le pavé. Tes Converses trouées s’étaient arrêtées devant moi :

« Charbon sur pierre. Rupestre. »

Ton sourire était de travers et tes dents jaunes. J’avais rigolé, balayant la poussière  noire de mes jeans. Cet après-midi-là, j’empruntais ton manuel d’histoire de l’art pour mon cours. Histoire de la peinture, du moyen-âge jusqu’à nos jours. Je ne savais pas ton nom. Alors j’avais regardé sur la page de garde. C’était le premier jour d’école.

On passait des heures à esquisser des déesses en plâtre au fond d’un local qui sentait le moisi. Des hanches rondes et blanches sur un fond de mur gris béton. On n’avait jamais vu les ciels clairs de la Grèce. Après, on allait boire jusqu’à trois heures du matin avec les amis. On faisait semblant de croire qu’il existait une vie après l’école. Vivre une bohème prête-à-porter, au rythme des saisons. Loin des airs de Vivaldi.

Les matins étaient difficiles. La mine grise et les mains lacérées par nos exactos, on faisait la file au café étudiant comme une bande de martyrs. La lumière des néons nimbait nos cheveux en broussailles. On aurait dit des auréoles.

Le jour de la collation des grades, on avait les poumons brûlés par la térébenthine et juste assez d’éducation pour savoir qu’on n’avait pas vraiment de talent. On s’était donc tournés vers la maîtrise. Le soir tombé, on s’exerçait au modèle vivant en allongeant le corps pâle de nos copines sur un drapé d’édredons sales. Et nos natures mortes n’étaient plus que carcasses de bouteilles et paniers de fruits trop mûrs. Comme memento mori, on ne faisait pas mieux.

Puis on était devenu professeurs. Pas assez d’heures pour payer le loyer, mais tant pis. Refuser de repasser nos pantalons ; c’était notre dernier acte de révolte. Tu passais tes après-midi dans la pénombre fraîche des salles de cours, à disséquer les gris et les noirs de Goya. Tes élèves bâillaient devant la gueule béante de Saturne dévorant ses enfants. Tu t’étais loué un petit studio ou tu passais tes fins de semaine à peindre et boire du cognac avec ta fiancée. Tu avais noyé tes vieilles ambitions au fond de tes pots de peinture, lassé de les voir traînées un peu partout.

On était loin de nos étudiants qui avaient encore des cheveux et des trous dans leurs jeans. J’avais quitté mon poste au Cégep pour un boulot d’imprimeur. Dans ma chemise bleu ouvrier, je glanais les minutes pour aller fumer près de la sortie de secours. Je n’aimais pas le ventre de l’imprimerie. Il faisait toujours noir et l’odeur de l’encre fraîche m’irritait les poumons. 

Après ton divorce, tu avais obtenu un poste de professeur de peinture dans une petite université. Tu avais sous-loué ton studio et tu t’étais acheté une maison avec un grand jardin où poussaient les hydrangées et les escargots. On y passait de longs après-midi à lamper des bières noires à l’ombre du chêne noueux. On parlait de tes élèves. De leurs acryliques. Toujours les mêmes. Des filles nues et trop des paysages verdoyants qui poussaient sous ton regard morne. On avait égaré Malevitch dans les murs blancs des locaux universitaires. Tu rêvais de petits Pollocks qui éclabousseraient leurs toiles avec du sang de boeuf, qui incinéreraient leurs carnets de croquis avec des cigarettes. Mais tu oubliais que nous-mêmes avions passé nos années d’étudiants à peindre des filles nues et des jardins verts. Dans ta bibliothèque, tes manuels désuets ronflaient sous un linceul de poussière. Leurs pages jaunes comme des grimoires.

Tu avais décidé de te remettre à la peinture un an plus tôt. Ta bibliothèque époussetée et tes épaves pêchées au fond de tes pots de peinture, tu t’étais installé au milieu de ton salon. La fenêtre ouverte pour laisser entrer les vignes et l’odeur de la pluie. Tout l’été, malgré les plaintes des voisins, ton jardin avait poussé, sauvage comme une forêt. Tu ris encore du jour où ta voisine avait hurlé en trouvant une couleuvre blottie sous ses oeillets.

Je t’avais laissé à tes toiles et à ton chevalet barbouillé et j’étais retourné à mon travail d’administrateur dans une grande imprimerie. Il y avait la reproduction d’un Miró accrochée au mur, en face de mon bureau. Lorsque les heures traînaient, je voyais nager entre les amibes rouges et bleues, tous mes tableaux jamais peints. Toutes mes déesses blanches, tous mes dieux mangeurs d’enfants et tous ces jardins verts où sommeillent les serpents venimeux ; l’univers luxuriant qui poussait en moi. Laissé à lui-même, engraissé par des litres de café froid, de bière et de cognac.

Ton jardin s’endort sous sa couverture de brume. Les fantômes en robes de taffetas se sont dissous dans le crépuscule. Je termine tranquillement ma bière, guettant les bribes de ta voix dans la cuisine.

Tu surgis d’entre les feuilles comme un fauve, avec ton sourire de travers et ton regard brillant. Tu sers encore le téléphone dans ton poing : « La galerie du centre-ville va présenter une de mes toiles. » Tu dis cela d’une voix calme. Comme si tu n’avais pas passé toute ta vie à attendre ce moment. Tu n’as plus de vin, alors on a fini la bouteille de cognac. Buvant à la santé de nos rêves abîmés.

À la galerie, ton tableau baignera dans une lumière trop blanche. Un épais ciel de peinture bleue, avalant un carré vert forêt. Je repasserai mes pantalons et j’irai faire un tour. J’observerai les tableaux à travers mes lunettes, un gobelet de vin à la main, m’efforçant d’avoir l’air de celui qui comprend ce qu’il regarde. Ton petit rêve enfin réalisé, pendu au mur. Noyé au milieu de tous les autres.

Devrais-je m’étonner, en me penchant sur ta toile pour mieux voir, de déceler un relent de cognac émanant du bleu de ton ciel empâté.

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