dimanche 27 mai 2012

Pour emporter


“Sometimes life is merely a matter of coffee and whatever intimacy a cup of coffee affords.”
- R. Brautigan

Moi, je n’avais rien demandé. J’avais prévu passer mon samedi matin devant la télé, à zapper entre le téléjournal et les dessins animés. Mais me voilà assise en face de toi, dans un Tim Hortons déserté au bord de l’autoroute.
Il est huit heures du matin. Je joue avec les clefs de ma voiture. Tu mordilles le rebord de ton gobelet en carton. Derrière le comptoir, les employés qui s’embêtent rient d’une histoire de beuverie. Je vois le caissier t’observer du coin de l’oeil. Le soleil du matin danse dans ta crinière rousse, créant des reflets couleur miel sauvage. Tu n’as pas dormi de la nuit et tes cheveux ruissellent le long de ton visage, docile et lumineux. J’ai ramené les miens dans un chignon gras. C’est une des raisons pour laquelle j’ai du mal à te supporter. On n’a jamais été amies. On a grandi sur le même étage, partagé la même école primaire, échangé nos profils Facebook, mais notre lien sororal s’arrête là. Pourtant, c’est moi que tu as appelée en larmes hier soir. Pourtant, c’est moi que tu as suppliée au bout du fil. Il fallait que tu rendes à l’autre bout de la province, loin de la ville, jusqu’à l’atlantique : « Je n’ai personne d’autre... »

Le caissier s’approche de nous. Ses cheveux blonds lui tombent dans les yeux. Il a le menton rougi par l’acné et pas plus de dix-sept ans. Ses yeux évitent l’urne sur la table. Il nous demande si ces demoiselles désirent autre chose en lorgnant ton short trop court. Tu le chasses d’un geste de la main. Si on était amies, on en aurait ri en se couvrant la bouche comme des écolières. Mais moi j’ai pris une gorgée de café tiède et tu t’es mise à gratter une piqûre de moustique.

On a filé à l’anglaise, il était cinq heures du matin. Je conduisais, les rayons du soleil levant dans mes yeux rougis par la fatigue. Tu tenais l’urne entre tes cuisses. Tu me racontais un océan noir à la gueule béante armée de crocs en schiste et des cendres grises dansant dans la brise salée. Je me suis dit que la journée allait être longue. Tu parlais de la mort lentement, avec cette douce voix amère qu’ont parfois les écorchés de la vie. J’ai allumé la radio pour me changer les idées, mais je suis tombée sur les Stones qui braillaient Paint it Black, alors j’ai écrasé le bouton du transistor avec mon index. Tu m’as regardée sans dire un mot, caressant doucement ton urne. J’ai décidé que j’avais besoin d’un café.

Je commande une deuxième tasse. On a encore long de route à avaler. Tu déplies une carte routière sur la table et tu l’étudies les sourcils froncés. Le soleil plombe déjà à travers la vitre. Près de ton bras, l’urne se fait chauffer au soleil. Je pense aux cendres qui doivent cuire là-dedans avant de me rappeler qu’il n’y a plus grand-chose à cuire là-dedans: « On n’a qu’à suivre l’autoroute. » Tu lèves les yeux vers moi : « Non, on devrait prendre la sortie pour traverser le village. Il aurait adoré le village. » Je me suis mordu la lèvre, calculant le coût de ce petit détour scénique. Dehors, le caissier, probablement en pause, fume sa cigarette en traînant un peu trop près de notre fenêtre. Tu lui jettes un regard glacial et il s’éloigne en rougissant. « Tu me prêtes un stylo? » Je fouille dans mon sac et te tends un vieux crayon à la mine érodée. Tu souris. Ton sourire a quelque chose de carnassier : « On avait les mêmes à l’école, tu te souviens? » Je me souviens des cris dans la cour d’école, de mes genoux éraflés, de mes yeux pleins de soleil que je plissais en essayant de lire un livre volé à la bibliothèque. Aussi, je me souviens de toi et de tes longs cheveux roux, accroupie, qui dessinais à la craie sur le pavé, entourée de ta meute de fillettes ricaneuses. Je me souviens des douleurs qui me tenaillaient le ventre chaque matin avant d’aller à l’école, des crises de larmes que je faisais à ma mère qui tentait en vain de me calmer, parce que les voisins dormaient encore. Je me souviens de tes shorts neufs, d’un joli rose papaye, des même que j’ai achetés, mais que j’ai ruiné un après-midi, les cuisses gluantes de sang sous les regards cannibales de mes camarades. Sous ton regard carnivore, qui sans cesse guettait la moindre maladresse de ma part. J’ai la tête qui tourne. J’esquisse un faible sourire en chassant les images de ma tête : « Oui. Je m’en souviens très bien. »

Tu mords dans un beigne fourré aux fraises. La confiture rouge coule sur ton menton. Tu t’essuies du revers de la main comme une gamine. Peu à peu, le café se remplit de gitans aux cheveux défaits et de bourgeois aux fesses enflées venus faire leur communion matinale. La radio en sourdine nous ramène aux étés de 70. Le ciel est d’un bleu profond. Parfois, la vie semble belle. Mais je regarde par la vitre et me rappelle que dehors rôde un monde d’urnes chauffées, de Volks usagées, de maux de ventre et de jolies rousses qui n’ont pas d’amis.

J’avale ce qui me reste de café. Tu plies la carte : « C’est l’heure de repartir au combat. » Nous nous glissons dans ma Volks cernée par deux gros campers. Le siège est chaud sous mes fesses. Tu déposes l’urne entre tes cuisses. La Volks se glisse sur l’autoroute sans trop de mal. Tu fouilles dans les cds qui traînent dans la portière : « C’est drôle. On a les mêmes goûts. » Tu dis cela, mais tu allumes la radio FM.

C’est donc sur un fond de musique insipide que nous sillonnons les routes estivales. En passant par le village où les petites maisons poussent au soleil, je risque un coup d’oeil vers toi. Tu as les yeux mouillés, mais ton visage reste placide. Tu serres ta petite urne un peu plus fort contre tes jambes.

Sept cents kilomètres et quatre mauvais cafés plus loin, nous surplombons l’Atlantique. Le soleil vient de se coucher. La lune se lève, blanche comme un os séché. Tu dévisses le couvercle de l’urne et la secoues dans le vide. Les cendres s’envolent et sont rapidement englouties par la nuit et les vagues rugissantes. Tu inclines la tête, le temps d’un requiem silencieux. Tes cheveux roux ondoient dans le vent. J’entends l’océan claquer sa langue contre la falaise. Ta prière terminée, tu retournes à la Volks en serrant la petite urne vide. Ton pas est lourd. Le vent se lève. En entendant la porte claquer, je me rends compte que je ne t’ai rien demandé. Pas demandé pourquoi tu m’as choisie, moi. Pas demandé qui tu avais ainsi rendu à l’océan. Pas même demandé son prénom. Je m’approche du précipice, risque un regard vers le vide. L’Atlantique est une bête noire qui s’agite sous mes pieds. Je sens le café faire des vagues dans mon estomac. Je scrute l’océan et l’océan me scrute en retour.

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