lundi 7 mai 2012

Beyrouth

Mais pour ce qui est du reste, je préférais ne plus y penser. Je venais de commander un espresso au café du coin, lorsque la tasse bouillante, que j’ai négligée de prendre par l’anse, m’a glissé des mains.


Le bruit de la porcelaine fracassée sur le carrelage m’a ramené à ce samedi matin où tu as grondé le chat parce qu’il avait jeté par terre ton assiette préférée. Celle que tu as rapportée de ton stage à Beyrouth, l’an dernier. Alors que tu pestais contre la bête, je suis allée trouver le porte-poussière, la tête pleine de tes histoires de sable brûlant sous le soleil de juillet. Je t’imaginais pieds nus, sautillant sur la plage pour attraper les sandales que tu avais oubliées près de ton sac. Tu as envoyé le chat sur le balcon d’un coup de pied. Je me suis penchée pour ramasser ce qui restait du souvenir en pièce sur le linoléum: «Cette assiette, elle ne faisait que ramasser la poussière de toute manière». Tu as craché dans le cendrier avant de t’allumer une cigarette. Le chat geignait, les pattes pressées contre la porte-fenêtre. J’ai jeté les morceaux dans la poubelle: «Il faudrait changer le sac avant qu’il perce.» Je me suis retournée. Tu fumais en silence, le front appuyé contre ta main. La fumée avait des relents salés. En faisant un pas vers toi, j’ai tressailli de douleur. Un gros éclat de porcelaine s’était logé dans mon orteil. Il n’y avait pas de sang, je l’ai arraché avec mes doigts. Tu m’as regardé, mais je savais que tes yeux rougis nageaient dans la méditerranée. Tu pensais à cet après-midi au bord de la plage, à cette enfant qui s’est aventurée trop loin dans la mer, qui se débattait dans les vagues.  Tu avais jeté ton t-shirt pour plonger à sa rescousse. On t’as applaudi en maudissant ton courage. Le courant était puissant. Tu as gardé une coupure de presse de l’évènement.

Je ne peux pas lire le texte. Tes cheveux sont défaits par les vagues, tes bras saillants où perle l’eau de la mer carnassière protègent l’enfant qui regarde l’objectif avec de grands yeux noirs. Tu souris. Le lendemain, la méditérannée s’était tenue tranquille. Pendant ce temps, moi, j’étais à l’appartement, occupée à lire sur le sofa, les pieds sur le ventilateur, essayant d’oublier la chaleur qui plombait sur la ville. En rentrant à Montréal, tu avais reçu un appel de Beyrouth. Le père de la petite. D’une voix éteinte, il t’a raconté comment sa mère, gravement dépressive, avait noyé l’enfant dans le bain. «Faut croire qu’on est jamais mieux servi que par sois-même», ai-je plaisanté. On ne s’est pas parlé pendant trois jours.

Tu t’es levé en marmonnant que tu avais besoin d’air frais. J’ai ouvert la porte pour laisser rentrer le chat. Du regard, j’ai fait le tour de l’appartement. Tes livres, tes vêtements, tes sandales usées, tout était imprégné d’une lourde odeur de poisson qui enserrait mes poumons. Un puissant vertige m’est monté à la tête. 

«Ne vous en faites pas», la voix de la barista m’a ramenée au café. Elle tenait une serpillière humide. Je sentais mon coeur battre contre mes paumes rougies. «Ça arrive tous les jours.»

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