samedi 5 mai 2012

La perruche est morte

And I'm looking over rooftops
And I'm hoping that it ain't true
That the same God who looks out for them looks out for me and you
- Josh Ritter



On s’est glissé hors de la maison avant le levé du soleil. Les oiseaux ne chantaient pas encore. On s’est mis au travail, pieds nus dans l’herbe humide. Il avait emprunté une pelle dans le cabanon de la voisine. J’avais creusé avec mes mains.  Une fois le travail accompli, on avait déposé la boîte dans le trou. En jetant la première pelletée de terre, on avait échangé nos souvenirs d’elle en rigolant, les yeux rougis. On ressemblait à une paire d’ancêtres mettant un vieil ami en terre. Si la voisine nous avait vus, je ne sais pas ce qu’elle aurait pensé. En achevant de remplir la fosse de notre perruche, mon frère m’avait lancé: «Au moins, ça te donne une excuse pour pleurer.»

Alors que le corps de la perruche nourrit les crocus, notre père vit encore. Même s’il reste au lit toute la journée. Même s’il compte ses jours à coup de gitanes, cultivant les métastases dans le jardin de ses bronches.

Lorsque le médecin lui avait montré la photo d’un poumon cancéreux, papa avait plissé le nez: «On dirait un steak trop cuit». Mon frère s’était enfermé dans son appartement avec sa guitare pendant trois jours. J’avais passé la semaine à ramasser ce qui restait des fragments de notre famille.

La perruche, c’est l’idée de mon frère, un dimanche où il s’était réveillé l’âme humaniste. Il s’était figuré que le pauvre homme devait s’embêter seul dans sa chambre, entre ses gitanes, ses rideaux tirés et ses livres jaunis. J’avais déjà tenté de lui acheter une télévision pour lui changer les idées. Mais deux jours plus tard, il l’avait emboutie d’un solide choc littéraire. «C’est que de la merde!» qu’il s’était exclamé en brandissant l’intégral de Proust. Malgré la violente quinte de toux qui lui secouait les os, il avait balancé le pauvre bouquin en plein dans l’écran.

Le jour où mon frère a rapporté l’oiseau à la maison, papa a failli s’étrangler de rire: « Un canari. Tu veux voir lequel de nous deux mes cigarettes vont tuer en premier?» Mon frère avait soupiré: «C’est une perruche, papa.»

Perruche ou canari, peu importe. C’est papa qui avait fini par gagner; la pauvre bête est morte asphyxiée, trois jours plus tard. Mon frère a accusé les moisissures qui poussaient dans les racoins de la maison. Moi, j’avais vu papa se traîner hors du lit pour aller cracher sa fumée dans la cage. Je n’ai rien dit. Les oiseaux sont des animaux fragiles.

On a décidé de l’enterrer pendant que papa dormait, ses rêves portés par le souffle mécanique du respirateur. En rinçant mes mains sous le boyau d’arrosage, j’ai senti ma gorge se resserrer.

Mon frère s’est moqué de moi. Il disait que je n’avais pas à être triste, que moi au moins, ma vie était pleine: une paire de souliers neufs, une voiture usagée, un père encore en vivant, tout ce que la vie peut offrir de mieux. Pas de quoi pleurer. Papa m’avait dit la même chose le jour où nous revenions de chez le docteur.

Mon frère roule ses cigarettes avec ses larmes, parce qu’il ne peut plus se permettre de gaspiller sa salive. Quand on choisit de vivre de sa musique, il faut faire des sacrifices. Il pleure sur sa guitare, lubrifiant sa poésie du même coup. Pendant ce temps, je glane mes malheurs en silence et je les glisse sous mon matelas, comme les Playboys seconde main de mon adolescence.

«La perruche, elle ne chantait même pas bien», a dit mon frère en crachant sur la tombe. Il a jeté la pelle dans l’herbe avant de rentrer boire un café.

Cet après-midi, il s’est pointé chez moi, les yeux rouges et la chemise froissée. Il veut emprunter ma voiture pour aller acheter une radio à papa. Alors que je lui refile les clefs, il me souffle, un sourire en coin: «Si on ne fait rien, c’est notre passivité qui va finir par le tuer.» Comme si les fleurs cancéreuses qui s’épanouissent dans ses poumons n’étaient là que pour annoncer le printemps. Je suis retournée à la cuisine finir ma bouteille de vin.

Papa a jeté la radio par la fenêtre. «C’est que de la merde!» qu’il s’est exclamé avant de la défenestrée. Je l’ai recueillie pour l’offrir à mon vieux voisin. Ce matin, il fait jouer L’Été de Vivaldi dans le tapis. Les violons rugissent et secouent les murs de ma chambre. Térassé par les cauchemars et le reflux gastrique, j’essaye de rattraper mes nuits blanches. Mais je n’arrive pas à dormir. Mes draps sentent la fumée. J’ai mal au coeur.

Sous le soleil plombant de mai, j’arrache les mauvaises herbes qui étranglent les crocus de papa. La voisine me guette. L’oeil vicieux d’un chat sauvage brille sous sa casquette. Sa fille joue dans la terre avec une pelle de plastique. «Comment va votre père?». J’ai baissé les yeux vers le jardin: «Bien.»

Je sais déjà ce qu’elle va me dire. Elle va me raconter comment son frère a survécu à un cancer du côlon en ingurgitant trois litres d’eau ionisée par jour. «Les médecins ne lui donnaient même pas deux mois. Chez nous, on ne boit plus d’eau du robinet» a-t-elle ajouté en surveillant sa petite du coin de l’oeil. «On a acheté un filtre spécial. Cinq cents dollars, mais pas l’ombre d’une grippe depuis l’automne.» Alors que je sue à grosses goûtes et que de gros cercles gris florissent sous les manches de mon t-shirt, elle me parle d’eau alcaline et me décrit des sources d’eau cristalline courrant le long des montagnes himalayennes: «C’est une eau gorgée d’air frais, c’est pour cela qu’ils n’ont pas de cancer là-bas.» Elle s’est interrompue, tendant une oreille. Par la fenêtre ouverte, j’entends mon père tousser à s’en exorciser le squelette. Elle pose une main moite sur mon épaule. Je me raidis. «Ce qu’il faut, c’est avoir la foi. La vie est forte.» Sur ces mots, elle est rentrée dans sa cour. Entre mes doigts, un mille-pattes trottine, ses petites pattes se font un chemin parmi les cailloux et les mauvaises herbes. Je l’ai écrasé avec mon pouce.

Papa rigole entre ses quintes de toux râpeuses: «De l’eau cristalline, mon cul. Il paraît qu’ils avaient engagé un chaman, aussi. Il était venu purifier sa chambre avec des branches de sauge. Le pauvre con n’a pas pu supporter la vue de l’anus artificiel. Le sac était plein de merde. Prêt à exploser. Les infirmières avaient oublié de passer ce jour-là.» Il termine en marmonnant quelque chose que je ne comprends pas et replonge dans son livre. Je termine ma bière en silence.

Mon frère attend devant la porte de mon logement. Il pleure, une bouteille de mauvais vin coincée entre les cuisses. Je l’ai assis dans le salon. Ses vêtements empestent la cigarette. Il répète que tout est de sa faute. Il finit par s’endormir sur le sofa, sa respiration profonde, semblable à un petit garçon. J’ai bu ce qui restait de la bouteille, guettant le retour du soleil par la fenêtre en croquant des tablettes antiacides.

Les mauvaises herbes sont sans pitié pour les crocus. «Comment va-t-il?» «Bien», ai-je répondu sans me retourner. Ma voisine s’est penchée sur le jardin, inspectant les fleurs. «Qu’est-ce qu’il fait là-haut? Soit je l’entends sacrer comme un bûcheron et jeter le mobilier par la fenêtre, soit je l’entends tousser à s’en vomir les poumons. Y a plus de limites. Ça rend la petite nerveuse. Elle pleurait, hier soir.» J’ai arraché un pissenlit. «Il relit. Il n’arrive plus à dormir, à cause de la machine.» «Il relit? Quoi?» Je me suis tournée vers elle. «Sa bibliothèque. Il est rendu à Sade, je crois.» Au fond de ses yeux félin, je la vois considérer la chose, imaginer mon père dans la pénombre, seul au lit avec ses livres, une main glissée dans son slip à se caresser le sexe parce que face à la mort, on profite de ce qu’il nous reste. Elle est rentrée chez elle.

En creusant, je me suis coupé la main sur un caillou effilé. J’ai appuyé mon pouce contre les lèvres de ma blessure. La terre a avalé le sang. Il fait trop chaud pour un jour de mai. Je suis rentré boire un verre d’eau. Mon père somnole enfin, les 120 jours de Sodome posé sur le visage pour se couper de la lumière de l’après-midi. Je m’approche pour lui mettre son masque. Sur la commode, il y a des vieux pots de confiture remplis de terre. À l’intérieur remuent de gros vers.

Cette nuit, j’ai rêvé à la perruche. Des crocus aux tiges souples et luisantes la secouaient et l’étranglaient. Il y avait des plumes jaunes partout. La voisine de papa, les yeux jaunes comme un lynx, regardait la scène en riant. Elle serrait un exemplaire racorni de Sade contre ses seins.

«Il veut se faire enterrer.» Il a renversé du café en déposant sa tasse. Mon frère a un air de vampirisé. La peau cireuse et les yeux rouges. «Les vers de terre, c’était son idée. Il m’a demandé d’en récolter dans le jardin. Vieux con.» Il a allumé une cigarette. J’ai posé ma main sur la sienne. « Si c’est ce qu’il veut, je vais m’occuper des arrangements. T’en fais pas.» «Je veux lui écrire une chanson. Pour les funérailles. Ça sera ma meilleure» J’ai pris une gorgé de café. «Mais tu t’en fous pas vrai? De ma musique?». J’ai haussé les épaules.

Je bois une bière dans le jardin de papa. La voisine est passée m’offrir de l’engrais bio pour les crocus. «Vos plantes étouffent. Il faudrait des vers pour aérer la plate-bande.» J’ai hoché la tête. «Je peux appeler mon ami, pour votre père. Il suffit d’y croire, vous savez.» «Non, merci.» Elle a grimacé. Sur le patio, sa fille s’amuse à découper un mille-pattes du bout de sa pelle. Elle a le regard félin de sa mère.

Mon frère a les yeux de mon père, lorsqu’il ne sont pas rougis. Mon père n’a jamais les yeux rouges. Il ne pleure pas. Il reste couché et lit avec ses vieux bouquins en fumant ses gitanes. Moi, j’ai les yeux secs à force de passer mes journées au soleil, à labourer le jardin.

Hier soir, alors que je donnais de la terre fraîche à ses vers, papa m’a regardé droit dans les yeux: «Je vais mourir.» J’ai soutenu son regard, ses prunelles frémissaient dans l’ombre. Sa respiration était devenue trop lourde.

C’est la sonnerie du téléphone qui m’a tiré des griffes de mon cauchemar. Mon frère. La voix pleine de gravier: «Papa est mort dans son lit, cette nuit. Il faut que tu viennes à l’hôpital faire les arrangements.» «Et le jardin? Papa me tuerait si je n’arrosais pas le jardin.» «La voisine m’a promis de s’en occuper cet après-midi. Viens, s’il te plaît.» Aux creux du téléphone, j’ai retrouvé dans ses mots suppliants le petit garçon que mon père avait tant aimé.

Les chiffres rouges du cadran indiquent six heures du matin. J’ai raccroché en esquissant un sourire carnassier, imaginant le cri d’horreur de la fille de la voisine retournant la terre avec sa pelle et découvrant le cadavre putrescent de la perruche. Dévoré par les vers.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire