lundi 14 mai 2012

Du Jazz avec l'apocalypse

Front contre le mur de l’immeuble voisin, j’essaye de cracher la fumée qui étrangle mes poumons alors que mon logement part en flamme.
On dépose une couverture sur mes épaules. La laine est piquante contre mes bras nus. J’entends mon voisin du dessus dire quelque chose à propos de cigarettes allumées et du sommeil éthylique de la voisine de droite. Je relève la tête, avale une goulée d’air. Une lueur rouge flotte dans l’encre du ciel nocturne. J’ai mal au coeur. Un pompier me dit que c’est la fumée, que je l’ai échappé belle. J’étais étendue sur mon sofa, mon casque d’écoute sur les oreilles. Je m’assoupissais aux airs syncopés de Bitches Brew, l’esprit vaseux, lorsqu’une odeur de roussi m’a frôlée les narines. Le souvenir des feux de camp de mon adolescence me remontait à l’esprit lorsqu’un pompier, son uniforme jaune maculé de fumée, a fait irruption dans mon salon. L’enfer rugissait derrière la porte ouverte. À travers sa visière, il avait le regard bouillant d’une créature de l’Hadès: «Mademoiselle. Le logement est en feu.»

Les gyrophares se tiennent silencieux, balayant le sinistre de leurs lumières rouges et bleues. Il y a du café dans l’ambulance. La voisine, son chat rescapé sous le bras, surveille le brasier en fumant une cigarette. Lorsqu’elle me remarque, elle se tourne vers moi, quelque chose de vacillant au fond du regard: «La cigarette. C’est l’ambulancier qui me l’a donnée. » Elle m’en offre une que je refuse. Je ne supporte pas les mentholés. Son haleine marie le tabac, la mauvaise vodka et le café acide dans une écoeurante harmonie: «C’est l’ambulancier qui me les a données.» Répéte-t-elle en s’adressant au brasier plus qu’à moi. Je hausse les épaules et m’assois pour regarder ma petite vie se faire dévorée par les flammes. Les pompiers sautillent comme des démons devant l’immeuble. Bitches Brew me tourne dans la tête, m’envahit l’oreille interne et me renverse les sens. J’ai comme des pierres dans l’estomac. La nausée me remonte à la gorge, amère et gluante. Je vois mes disques fondre au milieu du brasier alimenté par mes cahiers de composition, leurs cris d’agonie comme des violons désaccordés. Je me penche, prends ma tête entre mes mains. La voisine fronce les sourcils: «Ça va?» Un spasme me secoue l’estomac, puis je vomis sur le pavé. En remontant, la bile me brûle l’oesophage. Un frisson me frôle l’échine. Le chat gronde. À mes pieds vacillent des tisons orangés, gluants de fiel. La voisine ne me regarde plus, elle écrase son mégot du bout de sa pantoufle. Je m’essuie la bouche avec la couverture rugueuse.

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