mardi 3 janvier 2012

Fissures

Fissures






She said "How you gonna like 'em, over medium or scrambled?",
You say "Anyway's the only way", be careful not to gamble
On a guy with a suitcase and a ticket getting out of here
It's a tired bus station and an old pair of shoes
This ain't nothing but an invitation to the blues


-Tom Waits


















Nous voici. Salem et moi, moi et ton père. Assis dans l’herbe à attendre le train à l’ombre des avions qui traversent le ciel. Salem a glissé son blouson de cuir sous ses fesses et nous faisons une partie d’échec pour tuer le temps. Dans quelques heures, nous quitterons cette ville pour de bon. D’entre ses dents jaunies et sa cigarette, Salem siffle Cat’s in the cradle.

Il avait arrêté de fumer à ta naissance, tu sais.

Toi et moi, en train de prendre froid au parc. Tu ne voulais pas jouer avec les autres enfants. Ceux qui te lançaient sans cesse des noms. Nous nous étions assis au sommet de la glissoire pour compter les avions. Tu savais à peine compter jusqu’à dix. La peau écorchée de tes genoux était verdie par l’herbe. Tu avais le regard sombre de ton père.

J’avance mon fou sur l’échiquier. Salem mâche sa cigarette.

Il avait arrêté pour te laisser naître en respirant pour de bon.

Ton père ne craint plus les cancers. Nos coeurs ne sont plus que cancer sous une peau rapiécée, de toute façon.

Un train gronde.

Le jour tire à sa fin. Nous avons froid dans nos foulards. Face au crépuscule, loin du regard des idiots, je peux oublier quelques instants les chiens décharnés et les rapaces qui hantent les chansons de Salem. Il se lève et dit qu’il va chercher du café à la gare.

C’était un matin d’automne, tu t’étais cassé la dent contre le banc du parc. Il avait plu la veille et le bois était encore humide. Tes souliers avaient glissé. Il y avait du sang partout. Tu pleurais. Pour te consoler, nous avions fait l’école buissonnière, puis nous étions allés acheter une citrouille à l’épicerie. Avec le gros feutre noir, je lui avais dessiné la plus vulgaire des grimaces, histoire de faire peur aux gamins du quartier que tu détestais tant.

Le soir d’Halloween, nous nous étions moqués des pleurs des petits enfants et des protestations de leurs mères alors que Salem, occupé à esquisser ses squelettes, roulait les yeux.

Salem souffle sur mon café, dit que je n’aurai pas de problème à me trouver du boulot dans une autre université. Je baisse les yeux sur le jeu, évitant son regard comme on évite les barils d’un fusil de chasse. Il ajuste son foulard et joue sa reine.

À ton enterrement, j’avais mis ma robe orange, ta préférée, avec mes talons rouges. J’avais la dégaine d’une lune d’automne, histoire de me faire détester des vautours banlieusards qui auraient voulu me voir tout en noir.

Tu avais demandé à Salem pourquoi on ne pouvait pas adopter de chat. Ton père avait caressé tes cheveux, t’avais appelé son petit loup-garou, t’avais raconté comment les chats, la nuit venue, rampaient dans le lit des enfants endormis pour dérober leur souffle. Tu avais fait des cauchemars pendants trois semaines.

J’ai capturé la reine de Salem. Il me dégaine un sourire de tigre indien, l’avale en une gorgée de café tiède, puis détourne les yeux vers le crépuscule.

Je voudrais qu’il me sourie encore, histoire de faire un doigt d’honneur aux ruminants que nous avons laissés derrière nous. Son regard humide me ramène au couvercle poli de ton petit cercueil.

Nous regardons un chat noir déambuler sur les rails du chemin de fer, son corps ondulant sous les derniers rayons du soleil. J’entends le train siffler. Je serre les mains contre mon gobelet.

Salem a mis du lait d’amande dans mon café, comme il le faisait tous les matins, lorsque nous étions jeunes.

« Tu crois que nous serons heureux, là-bas? » Une voix rauque perce le silence. C’est la mienne.

Salem baisse les yeux. De son sérieux de gitan, il agite le marc au fond de son gobelet, s’arrête et observe. Puis, il relève la tête. Son regard noir filtre le ciel. De la poche de son blouson, il tire un flacon argenté et allonge son café avec du bourbon.


*

Le train sera en retard.

Perché sur la muraille, ma silhouette se dresse comme un corbeau contre le soleil qui se meurt. Je n’ai qu’un chandail de laine humide pour chasser le froid qui tenaille ma patience. À ma droite, un chat noir fait sa toilette sur les rails du chemin de fer, prêt à risquer une vie contre un moment d’insouciance.

Mon chat n’a pas eu la même chance. Il est mort un dimanche matin.

C’était arrivé alors que le chien du voisin en eut assez de se faire les dents sur ses os de cuirs. C’est mon père qui avait retrouvé son cadavre un peu plus tard, la tête tournée vers l’aube, les yeux vitreux et la langue arrachée.

Mon père m’avait traîné tout au fond du jardin, disant que si j’aimais tant ces bouquins où tout le monde crevait à la fin, je n’avais qu’à lui creuser une tombe, moi. C’était mon chat, après tout. Avec l’air grave d’un croque-mort, il m’avait tendu une pelle rouillée. J’avais regardé ce qui restait de son ventre ouvert, les entrailles pâles, les pattes rigides, puis j’avais jeté la pelle. Je m’étais précipité derrière l’érable pour dégueuler mon déjeuner. Mon père avait rigolé, m’avait dit que les garçons qui passaient leur temps à lire ne seraient jamais bons à rien. Je m’étais essuyé la bouche. Il avait ramassé la pelle et avait commencé à creuser un trou en sifflant. 


Les prophètes n’ont pas leur place dans la bonne société. C’est pourquoi j’ai rangé toute ma vie dans un sac, que j’ai séché les cours du lundi et que je me tiens perché sur cette à muraille à renifler le soir, à l’affût d’une chute dans la pression atmosphérique, de l’odeur de la pluie, du parfum des feuilles mortes... N’importe quel signe qui me mettrait sur la piste de ma nouvelle vie.

Le train sera en retard.

Dans l’herbe, un couple est assis. L’homme souffle sur le café de la femme. La fumée glisse sous ses lèvres et lance des signaux de détresse au ciel. Un frisson m’enlace les os.

Les nomades n’ont pas leur place dans la bonne société. C’est ce que m’avait dit mon père à ma première fugue. Il m’avait fauché au creux d’une ravine, à quelques kilomètres de la maison. Je m’étais endormi, un bouquin de Baudelaire sur les yeux pour me couper du monde. Il m’avait tiré dans la voiture par la manche. M’avait demander qu’est-ce qui me traînait dans la tête.

Pas grand-chose, papa, quelques extraits de romans, trois ou quatre araignées, des poèmes d’amour avortés pour quelques filles, pas d’amis. Rien à laisser derrière moi, si ce n’est que le corps du chat qui doit se décomposer à l’heure qu’il est.
Rappelez-vous l’objet que nous vîmes, mon âme/Ce beau matin d’été si doux: Au détour d’un sentir une charogne infâme, sur un lit semé de... quelque chose, quelque chose, comment va la suite?

Avant, ma vie me tenait en otage. Je rampais contre les murs de l’école à la maison, de la maison à la bibliothèque. Je passais mes nuits, la fenêtre de ma chambre bien scellée, à effeuiller quelques bouquins sous les couvertures, éclairé par la lumière de mon cellulaire parce que mon père ne voulait pas me voir lire si tard. J’étouffais.

Perché sur ma muraille, je peux lire la face au grand air. J’observe la mine creusée de ceux qui, comme moi, on prit un aller simple vers le hasard. Se tenir devant la carte de la gare, fermer les yeux et poser le doigt sur sa prochaine destination. Je plonge ma main dans la poche de mon jeans, serre mon billet dans mon poing.

La nuit s’étire comme un chat à l’horizon. Je sens le vent me ronger les os.

J’ai le temps de finir mon roman.

Le train sera en retard.

*

Il a passé la fontaine, y a jeté quelques sous, priant au ciel d’aveugler sa mémoire. Dans un soupir, il a poussé la porte du café de la gare.

Il a commandé un thé noir pour noyer son sourire froissé, s’est assis tout au fond, près de la fenêtre. Alors que les nomades défilent, à la radio s’éternise une chanson qui lui rappelle son passé. Sunday is gloomy, my hours are slumberless. Dearest the shadows I live with are numberless.

Il se dit qu’il est triste le jour où l’on se réveille et que toutes les chansons d’amour ont des relents funèbres.

Plus jeune, il avait traversé mers et montagnes avant de finir ici. Il avait abandonné là-bas tous ses après-midi passés à pique-niquer dans le cimetière avec elle. L’herbe qui piquait leurs jambes nues et les fourmis qu’il fallait chasser avec les pieds entre deux coupes de vin.

Il avait espéré que le vent du nord soufflerait ses derniers souvenirs, chasserait la douleur qui lui pinçait les nerfs au milieu de la nuit. Puis il avait échoué ici, perdant sa vie à jouer du piano pour meubler les heures mortes aux creux des bistros, assommant à coup de whisky les grands orchestres et les souliers de cuir bien cirés qu’elle avait rêvé pour lui.

Il s’était juré de ne pas rester ici.

Les trains vont et viennent, entraînent les gens à l’orée des précipices du monde alors que lui, épave rouillée, reste ici à boire son thé et à lire son horoscope dans des journaux recueillis aux coins des tables. Pour lui, l’horizon s’arrête là-bas, aux pieds de cette tombe où il a laissé flétrir deux roses jaunes.

Le jour agonise.

Perché sur le muret, il y a un garçon qui lit un roman, les cheveux en tempête, attendant sans doute le prochain train pour le nord. Il a le vent de son côté, la jeunesse porte son pas.

Lui vit entre quatre murs, une fenêtre qui donne sur la lessive de sa voisine qui pend dans l’air froid. Il passe ses nuits enfermé chez lui à jouer des airs de Chopin à son ombre, rongé par l’ennui, dévoré par sa mémoire.

Par la fenêtre du café, il peut voir un chat de gouttière se faufiler entre les rails. L’oreille dressée, il attend que le train arrive. Les passagers s’engloutiront dans le ventre chaud des wagons et lui restera ici à croupir.

Nulle part, où aller. Les chemins de fer lui sont indigestes.

Il avale ce qui reste de sa tasse et quitte le café. Il se fraye un chemin entre les nomades, descend du quai et enjambe les rails. L’oeil inquiet, le chat observe sa figure se fondre dans la ville.

Il rentre chez lui avec le crépuscule, jouer une partie de roulette russe. Six balles dans le barillet, parce qu’il n’a jamais eu beaucoup de chance.


*


Ils ne me le pardonneront pas si facilement.

Vous connaissez déjà l’histoire, mais la voici qui revient comme cette rengaine qui hante tous vos romans d’amour, qui gâche vos rêves et vous retourne dans vos insomnies.

Il s’était réveillé en soupirant un nom qui n’était pas le mien. J’étais partie en claquant la porte, emportant au passage son manteau, ses cigarettes et son portefeuille.

Rien à ajouter.

La gare est trop calme. Je peux les entendre s’aiguiser la langue sur mes fautes et acérer leurs canines pour déchirer les muscles coriaces de mon coeur qu’il a oublié sur la cuisinière. Ils vont me griller, me damner sans vouloir entendre ma déposition. Je les vois assis dans la cuisine à laper un mauvais vin rouge, à déchiqueter le pain, à lécher les stigmates qui ont germé sur son corps à cause de mon départ.

Ma seule faute, c’est d’avoir fréquenté un homme qui n’avait pas de voiture.

La gare est glaciale. Je suis descendue sur le quai pour griller son paquet de cigarettes. Un matou se dandine sur les rails, renifle l’odeur des feuilles mortes qui croupissent dans les ornières. D’une chiquenaude, je lui jette mon mégot brûlant. Il ne m’accorde même pas un regard.


Ils iront au salon prendre un digestif et disséquer ce qui reste de moi. Inventer des histoires.

Trace d’after-shave flânant sur une blouse, un cliché véniel.

Ce soir, la lumière rose du soleil couchant caressera ce qui reste de moi, de ce qu’ils auront épargné, traînant, éviscéré sur la table du salon. Ding dong, the witch is dead, qu’on se le tienne pour dit.

Le train est en retard et les anonymes s’ébrouent, frappent leurs pieds sur le quai, claquent leurs mâchoires, étirent leurs échines cassées par le poids des valises. Un homme passe devant moi, me bouscule presque, engouffre le vent d’octobre dans son manteau gris et traverse les rails. Le matou le surveille sans broncher.

Moi je reste là, sans valises, dans un manteau trop grand, prête à filer à l’anglaise dans le premier train pour le nord, le temps d’oublier ton nom. Je m’enrôlerai dans les Légions étrangères, cultiverai des salades, traverserai le pays dans une voiture volée, qu’est-ce que j’en sais?

Je quitte la ville avec le denier jour d’octobre pendant qu’ils resteront là à roupiller, balonés par trop d’histoires vaporeuses. Ce qui reste de moi, ils le jetteront aux chiens errants de la ville. Je tromperai le vent pour qu’ils ne flairent pas mon odeur.
*

Jadis, au lieu de la gare qui se tient ici se trouvait un sanctuaire honorant les pauvres âmes qui avaient péri pendant la construction du chemin de fer. Victimes de la modernité, ils n’y avaient maintenant plus que les croix de St-André pour se souvenir de leur passage dans le nord.

Ces âmes taraudées par les engelures reposent à présent sous le quai, piétinées sans répit par les bottes des anonymes.

C’est au beau milieu de cette faune qu’avait grandi le chat. Né avec le coeur incertain d’un oisillon et la robe funèbre d’un corbeau, on l’avait abandonné contre le sein glacé du quai, espérant que les âmes y verraient une offrande, une prière pour apaiser les frimas de novembre.

Pourtant, le chat avait survécu à treize hivers. Les habitués de la gare racontaient entre deux trains qu’un vagabond l’avait recueilli, une nuit de décembre, pour lui recoudre le coeur.  À présent, la bête veillait sur la gare comme un cerbère, guettant les anonymes qui martelaient son quai.

Le chat avait vu une dizaine de suicides, une centaine de coeurs rompus et des milliers de visages malingres, corrodés par la fatigue. Toute sa vie, on lui avait donné des coups de botte dans les fesses, des caresses attendries sur la tête et des restes de sandwichs rassis. Ses vieux os s’étaient armés de la raideur des rails qu’il hantait au coucher du soleil.

Ce soir, le chat peut sentir l’hiver poindre derrière les ultimes flambées d’octobre. Il patrouille le chemin de fer, défie les nomades du regard, évite le mégot encore brûlant qu’on lui jette à la tête. Dans l’herbe, loin du quai, un couple se réchauffe les mains autour d’un gobelet de café. Sur le muret, un garçon pose son livre sur ses genoux, laisse la pénombre avaler ce qui reste des mots.

Jadis, les marins anglais emportaient des chats sur leurs navires pour guider leur chance. Mais les chats de gare n’annoncent que le retard des trains qui semblent s’éterniser ailleurs, minant la patience famélique des anonymes.

Le chat se penche pour boire l’eau qui croupit entre les rails. Dans un claquement de semelles, un homme transgresse le chemin de fer. Sa silhouette se dissout aussitôt dans l’horizon. Le chat peut voir le crépuscule s’emparer de son âme. Il secoue la tête pour chasser le vent qui traverse sa fourrure à contre-poil. Le sol tremble, mais son coeur bat encore, paisible aux creux de sa poitrine.

Au coucher du soleil, octobre s’inclinera pour laisser novembre arriver en gare.

Transi, le chat se roule en boule sous un banc solitaire au-dessus duquel, sur le mur gris, un anonyme, sans doute lassé par l’attente, avait décidé de s’exercer à cette poésie qu’inspirent le froid et les bottes humides:


Voyageur,
Incline la tête,
réprime tes plaintes
et ravale tes frissons;
Juillet qui t’a vu naître
s’est perdu au détour d’une gare.

1 commentaire:

  1. C'est un texte qui me touche beaucoup. Il y a tant de vérité à travers ta prose.
    Magnifique et bouleversant

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