jeudi 20 octobre 2011

Fissures-2

Wait a while all I need is a friend
Come on stay a while won't you please understand
- Mad Caddies


Ici, nous sommes enfin seuls.
Perché sur la muraille comme une corneille, je n’ai qu’un chandail de laine encore humide de la brume de ce matin pour chasser le froid de l’automne. Je fais sécher mes souliers contre quelques ultimes rayons déliquescents se fondant dans le crépuscule. À ma droite, un chat noir fait sa toilette sur les rails du chemin de fer, prêt à échanger une vie contre un moment d’insouciance. Notre chat n’a pas eu la même chance. Il est mort un dimanche très tôt le matin, alors que le chien du voisin en eut assez de se faire les dents sur ses os de cuirs. C’est mon père qui l’a retrouvé un peu plus tard, son cadavre tourné vers le soleil levant, les yeux vitreux et la langue arrachée.

Il m’avait traîné tout au fond du jardin, il n’était pas encore neuf heures. Grognant que si j’aimais tant ces bouquins où tout le monde crevait à la fin, je n’avais qu’à lui creuser une tombe, moi. C’était mon chat, après tout. J’avais regardé sa fourrure grise, tâchée par les feuilles mortes- était-ce du sang? Les dimanches matins ont cette manie de vous embrouiller l’esprit-gisant dans l’herbe humide. Mon père, l’air grave d’un croque-mort, m’avait tendu une pelle. J’avais regardé Otto-mon chat-le ventre ouvert, les entrailles fumantes, les pattes rigides, puis j’avais jeté la pelle. Je m’étais précipité derrière l’érable pour dégueuler mon déjeuner. Mon père avait ricané, m’avait dit que les garçons qui passaient leur temps à lire ne seraient jamais bons à rien. Je m’étais essuyé la bouche. Il avait ramassé la pelle et avait commencé à creuser un trou en sifflant. 

Les prophètes n’ont pas leur place dans la bonne société. C’est pourquoi j’ai rangé toute ma vie dans mon sac, que j’ai séché les cours du lundi et que je me tiens perché sur cette à muraille à renifler l’air du soir, à l’affût d’une chute dans la pression atmosphérique, de l’odeur de la pluie, du parfum des feuilles mortes, n’importe quel signe qui me mettrait sur la piste de ma nouvelle vie.

Le bus sera en retard.

J’observe le couple assis dans l’herbe. L’homme, les cheveux noirs dissimulés par une casquette en tweed, souffle sur le café de la femme. La fumée de sa cigarette lance des signaux de détresse au ciel. Pelotonné dans mon tricot humide, je frissonne.

Ici, nous  sommes enfin personne. Qu’une bande d’anonymes en rang pour le jugement dernier. Perché sur mon mur, je peux guetter l’arriver du bus, jument apocalyptique qui nous amènera vers le lieu prochain de notre repos. Nous quitterons cette ville sous les regards indifférents de ceux qui y ont fait leur nid.

Les nomades n’ont pas leur place dans la bonne société. C’est ce que m’avait dit mon père à ma première fugue. Il m’avait fauché alors que je dormais au creux d’une ravine, à quelques kilomètres de la maison. Je m’étais endormi, un roman de Flaubert sur les yeux pour me couper du monde. Il m’avait tiré dans la voiture par la manche. M’avait demander qu’est-ce qui me traînait dans la tête.

Pas grand chose, papa, quelques incipits de romans, trois ou quatre araignées, des poèmes d’amour avortés pour quelques filles, pas d’amis. Rien à laisser derrière moi, si ce n’est que le cadavre d’Otto qui doit être occupé à se décomposer à l’heure qu’il est. Rappelez-vous l’objet que nous vîmes, mon âme/Ce beau matin d’été si doux: Au détour d’un sentier une charogne infâme, sur un lit semé de... quelque chose, quelque chose, comment va la suite?

Avant, ma vie me tenait en otage. Je rampais contre les murs de l’école à la maison à la bibliothèque sans jamais voir le ciel. Je passais mes nuits, la fenêtre de ma chambre bien fermée, à effeuiller quelque bouquin sous les couvertures à la lumière de mon cellulaire parce que mon père ne voulait pas me voir lire si tard. J’étouffais.

Sur ma muraille, je peux lire la face au grand air, observant la société de la gare déambuler à mes pieds. Je peux voir la mine creusée de ceux qui, comme moi, on prit un aller simple au hasard. Se tenant devant la carte de la gare, ils ont fermé les yeux et posé le doigt sur leur prochaine destination. Je plonge ma main dans la poche de mon jeans, serre mon billet dans mon poing.

Au loin, un train siffle. Sur les rails, le chat noir dresse les oreilles.

Le crépuscule étire ses couleurs automnales dans le ciel. Je sens le vent me ronger les os. Le bus sera en retard. J’ai le temps de finir mon roman.

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