lundi 16 janvier 2012

Rengaine

http://www.youtube.com/watch?v=__OSyznVDOY

Mon tourment est une bête sauvage.

Toute la journée, il trotte dans mon appartement, traîne dans les racoins poussiéreux, suspend son ombre au-dessus de mes compositions avortées.

La nuit venue, je crois enfin l’avoir oublié qu’un voisin passe dans le corridor en sifflant deux notes et le revoilà qui se glisse sous mon oreiller et pénètre mon oreille.

Par quelque magie noire, mon tourment est né de mon stylo qui l’a craché entre les taches de vins et les rayures de ma feuille de portée. J’ai voulu m’en débarrasser, mais personne ne voulait de cet air contrefait, pointu et farouche.

Mon tourment est une bête insomniaque.

Depuis qu’il s’est grugé un trou dans les murs de mon appartement, je ne dors plus. Entortillé dans un drap de sueurs froides, je peux voir ses yeux blanchis par la rage me guetter dans le noir.

J’assomme la nuit à coups de cafés noirs. J’ouvre toutes les fenêtres de mon appartement et je fais hurler Charles Mingus jusqu’à ce que la voisine appelle la police. Mais mon tourment est une bête patiente. Dès que les agents ont claqué la porte, il s’allonge sur le lit et fredonne en me lançant un sourire tranchant.

Vincent est venu me voir ce matin. Il s’est moqué de ma gueule froissée de mangeur d’opium. M’a demandé où j’étais disparu. Je lui ai offert un espresso qu’il a allongé d’un trait de cognac. Puis, je lui ai présenté mon tourment. Il s’est penché sur lui, a ajusté ses lunettes et l’a caressé du bout de la main.

La bête a ronronné de plaisir sous les doigts fins du musicien.

Vincent a soupiré en le repoussant: « Tu as raison ça ne vaut rien. Viens faire un tour lundi, si tu veux. »

À force de dévorer les disques que je lui jette à la figure, mon tourment a grossi. Il étend sa pense sur mon bureau, ronge mes stylos, lèche les taches d’encre et de café sur mes doigts. Mon tourment se fiche de la musique. Il attend que je tombe de fatigue pour me sucer la chair et se faire un nid sous ma peau.

À même mes partitions, j’ai rédigé une liste des moyens de le zigouiller :
- Tarauder le crâne encéphalitique avec une perceuse.
- Remplir mes stylos avec de l’arsenic.
- Lui composer un frère et les laisser s’entredévorer.

Sur la feuille, les phrases dévorant la gamme formaient un étrange palimpseste. Je me suis recalé dans ma chaise, considérant mes options. Indifférent, mon tourment qui ne savait pas lire, rongeait ma guitare.

Ce matin, j’avais promis à Vincent de passer au studio. J’ai coiffé une casquette pour cacher mes yeux rougis par l’insomnie et j’ai glissé mon tourment sous mon bras.

C’est au tournant du métro que l’idée m’est venue.

Blotti contre un mur avec son harmonica, un clochard poussait quelques notes asthmatiques dans l’air froid. Une tuque posée devant lui implorait d’être nourrie. En passant devant lui, j’ai glissé ma partition dans la geule de la tuque. Le clochard s’est penché, a observé la créature blottie dans les mailles du tricot et m’a remercié d’un signe du menton où le frimas poussait entre les poils de sa barbe.

Je me suis éloigné en savourant le silence amorti par la neige.

On retrouvera le clochard demain matin. Mort. Dévoré par le froid ou la misère, naturellement.

2 commentaires:

  1. Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.

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  2. J,aime le rythme du texte et la finale. Surtout : en savourant le silence..
    Le lien avec la musique est très réussi.

    Bravo

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