jeudi 6 octobre 2011

Fissures-1

 Aller, un peu d'ambiance, quoi: http://www.youtube.com/watch?v=VQVfKS7ukiE



I see people turn their heads and quickly look away
Like a new born baby it just happens ev'ry day
- The Rolling Stones


Nous voici. Moi et Salem, assis dans l’herbe à attendre le bus à l’ombre des avions qui traversent le ciel. Salem a glissé son blouson de cuir sous ses fesses et nous faisons une partie d’échec pour tuer le temps. Dans quelques heures, nous quitterons cette ville pour de bon. D’entre ses dents jaunies et de sa cigarette, Salem siffle Cat’s in the cradle.

Il avait arrêté de fumer à ta naissance, tu sais.

Toi et moi prenant froid au parc. Tu ne voulais pas jouer avec les autres enfants. Ceux qui te lançaient sans cesse des noms. Nous nous étions couchés dans l’herbe humide pour compter les avions. Tu savais à peine compter jusqu’à dix. La peau écorchée de tes genoux était verdie par l’herbe. Ton regard noir d’enfant-loup qui scrutait le ciel était celui de ton père.

J’avance mon fou sur l’échiquier. Salem mâche sa cigarette. Il avait arrêté pour te laisser naître en respirant pour de bon. Ton père ne craint plus les cancers. Nos coeurs ne sont plus que cancer sous une peau rapiécée, de toute façon. Son silence blotti dans les mailles de son foulard, il réfléchit. Un train gronde.

Le ciel se couche tranquillement sur ce jour d’octobre. Je frissonne dans mon chandail. Face au crépuscule, loin du regard des idiots, je peux oublier quelques instants les chiens décharnés et les rapaces qui hantent les vers de Salem. Il se lève et marmonne qu’il va chercher du café à la gare.

C’était un matin d’octobre que tu t’étais cassé la dent contre le banc du parc. Il avait plu la vieille et le bois était encore humide. Tes souliers avaient glissé. Il y avait du sang partout. Tu pleurais. Pour te consoler, nous avions fait l’école buissonnière, puis nous étions allés acheter une citrouille à l’épicerie. Avec le gros feutre noir, je lui avais dessiné la plus vulgaire des grimace, histoire de faire peurs aux gamins du quartier que tu détestais tant.

Le soir d’Halloween, nous avions ricané des pleurs des petits enfants et des protestations de leurs soccer moms alors que Salem, occupé à esquisser ses squelettes, roulait les yeux, un sourire félin au coin des yeux.

Salem souffle sur mon café, marmonne que je n’aurai pas de problème à me trouver du boulot dans une autre université. Je baisse les yeux sur mon roman, évitant son regard comme on évite les barils d’un fusil de chasse. Il ajuste son foulard et joue sa reine.

À ton enterrement, j’avais mis ma robe orange, ta préférée, avec mes talons rouges. J’avais la dégaine d’une lune d’automne, histoire de me faire détester des vautours banlieusards qui auraient voulu me voir tout en noir, tel l’excipit d’un roman russe.

Tu avais demandé à Salem pourquoi on ne pouvait pas adopter de chat. Ton père avait caressé tes cheveux, t’avait appelé son petit loup-garou, t’avais raconter comment les chats, la nuit venue, rampaient dans le lit des enfants endormis pour dérober leur souffle. Tu avais fait des cauchemars pendants trois semaines.

J’ai capturé la reine de Salem. Il me dégaine un sourire de tigre indien, l'avale en une gorgée de café équatorial, puis détourne les yeux vers le crépuscule.

Je voudrais qu’il me sourît encore, histoire de faire un doigt d’honneur aux herbivores, aux ruminants que nous avons laissés derrière nous.

Nous regardons un chat noir se faufiler entre les railles du chemin fer, son corps ondulant sous les rayons du soleil agonisant. J’entends un train siffler. Je serre les mains contre mon gobelet.

Salem a mis du lait d’amandes dans mon café, comme il le faisait tous les matins, lorsque nous étions jeunes.

«Tu crois que nous serons heureux, là-bas?» Ma voix perce le silence. Salem baisse les yeux sur son café. De son sérieux de gitan, il agite le marc au fond de son gobelet, s’arrête et observe. Puis, il lève les yeux. Son regard noir filtre le ciel. De la poche de son blouson, il tire un flacon argenté et remet du bourbon dans son café.

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