lundi 6 février 2012

Les mendiantes


 From then on, if these shoes are no longer useful, it is of course because they are detached from naked feet and from their subject of reattachment [...]. It is also because they are painted: within the limits of a picture, but limits that have to be thought in laces. Hors-d’œuvre in the œuvre, hors-d’ œuvre as œuvre: the laces go through the eyelets (which also go in pairs) and pass on to the invisible side.

- Derrida



À les voir ainsi, on aurait dit des mendiantes, une paire d’orphelines à la peau ridée comme celle des vieillards. C’est à cause du soleil. Elles ont marché jusqu’à user leurs pieds calleux et on les surprend comme ça: accroupies sur le plancher de terre battue, la langue pendante et les chevilles tordues par les ornières de la route.

C’est un peintre qui les a dénichées un matin, lors d’une promenade au marché aux puces. Une paire de bottes épuisée au milieu d’un bazar de misères usagées, les lacets raidis par la boue pendant au bout de la table.

Ces lacets qui ont goûté à la terre meuble des champs s’enlacent maintenant dans l’empâtement de la peinture, capturés par la spatule nerveuse du peintre. Il sillonne la toile d’un geste sec, guidé par la courbe cassée des lacets.

Les bottes ont l’échine tordue à force d’avoir été abandonnées, jetées contre un mur, par des ouvriers éreintés. Leurs bouches béantes expirent ce qui leur reste de souffle. Leur haleine à une odeur de poussière moisie par la sueur. Et les lacets tombent tristement. Ils n’ont plus la force de retenir le pas d’un marcheur.
Le peintre soupire, nettoie sa spatule sur un chiffon tâché. Il ne peint pas de natures mortes. Il peint des solitudes sépia, le portrait ridé de sa tristesse. Sous les semelles, il étire l’ombre des bottes. Du bout d’un pinceau, il fait frissonner une tache jaune clair, ébauche la lumière qui avale le bout des lacets.

Sur le cuir des bottes, l’histoire des chemins s’est esquissée à grands traits de poussière blanche. Au fil des excursions, elles s’étaient transformées en fresque. Lorsqu’on les laissait au bord d’un sentier, le temps de se rafraîchir les pieds dans un ruisseau, elles évoquaient aux passants la douleur lancinante des ampoules crevées et le bruit sec d’un lacet qui se rompt.

Le peintre trace les oeillets en jaune, y fait scintiller une lumière chaude. Les bottes l’observent en silence, se demandent ce qu’on attend encore d’elles. Elles qui ne désirent plus que mourir dans l’ombre fraîche d’un placard. Le peintre s’éclaircit la gorge d’une lampée de vin tiède. Sa chaise craque sous le poids des heures. Il mêle les jaunes et les rouges sur sa palette, y ajoute un peu de bleu. Par cette étrange alchimie, il fait naître les couleurs de la terre cuite au soleil.

Comme des bottes mouillées pendues à un clou par les lacets, le peintre suspend le tableau pour laisser la peinture séchée. Assoiffé, courbaturé, il songe à descendre au café, à noyer sa fatigue dans un verre d’absinthe. Il coiffe son chapeau et veut enfiler les bottes, mais il s’aperçoit que les semelles sont trouées. Grimaçant, il lace de vieilles chaussures et oublie les bottes sous sa chaise.


Vieux souliers aux lacets- Vincent Van Gogh (1886, huile sur toile)

1 commentaire:

  1. Voici un texte rempli de lumière. Très différent de ce que tu fais habituellement. J'aime les images et le rythme.
    Bravo

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