lundi 27 février 2012

Memento Mori ou photos de famille

But now she's dead
Forever dead
Forever dead and lovely now

- Tom Waits



Elle était belle sur sa photo, ma soeur. Elle portait une robe marine au collet bordé de dentelle. On aurait dit une poupée victorienne, à cause de son regard vitreux et de son visage dont les joues trop fardées ne parvenaient pas à éclipser le teint lunaire. Ses cheveux châtain avaient été ramenés en un chignon élégant et sa tête était légèrement inclinée, comme si le photographe l’avait surprise, au lieu de sourire, en train de songer à la précarité des choses du monde. Elle était belle sur sa photo, ma soeur, mais elle était aussi morte.


Mes parents m’avaient envoyé par la poste cet étrange portrait pour me convier aux funérailles et c’était cette même photo qui trônait près de l’urne. Elle avait été glissée dans un cadre rococo de mauvais goût, comme seuls mes parents pouvaient en déniché. La peinture dorée scintillait à lueur des cierges. Évidemment, dans le salon, les murmures rampants des pleureurs ne parlaient que de cette photo. Au début de la soirée, les gens étaient venus m’offrir leurs plus mièvres condoléances, les yeux mouillés, mais le fond du regard accusateur, comme si ça avait été mon idée de photographier le cadavre de ma soeur accoutré comme une poupée prête à prendre le thé. C’était plutôt elle qu’il fallait blâmer pour la chose. Il faut se méfier des artistes aux idées noires qui non seulement pensent à rédiger leur testament à vingt-sept ans, mais qui de plus réclament une photographie post-mortem, style XIXe siècle, pour leurs funérailles.

Mon amie s’est approchée de moi. J’ai senti sa main effleurer la mienne. « Tu veux sortir fumer? »

Dehors, j’avais froid dans ma robe trop mince. Nous fumions contre le mur sans dire un mot. « Non mais tu as vu le cadre? » a lancé mon amie pour trancher le silence. Nous avions échangé un regard, puis nous avions pouffé. Ensuite, mon amie est redevenue grave : « Les médecins vous ont expliqué, à l’hôpital? » J’ai haussé les épaules : « Ils ne savent pas encore, ils croient à une embolie. Mes parents l’ont retrouvée dans sa chambre noire, morte. » Évidemment, ma soeur était photographe. Elle passait son temps à prendre des clichés d’instants volés à des étrangers : des enfants sales fumant dans un parc, un chien pissant sur un grand mur de briques, des garçons faisant l’amour derrière une fenêtre ou encore des autoportraits d’elle, nue, le corps tordu comme sur une esquisse d’Egon Schiele, son sexe défiant le regard des observateurs. Mais sur ses murs ou dans ses albums, aucune trace de sa famille.

Bien sûr, moi, j’ai gardé quelques photos de nous deux. De moi et d’elle lorsque nous étions petites. On peut nous voir, nos petits corps nus dans un décor de plage gris à faire des cercles dans le sable humide, du bout d’un bâton, ou encore souriantes, moi les joues déjà gonflées, devant un gâteau de fête, ou de ma soeur qui rigole en me serrant dans ses bras, pendant que je fais la moue. Des genoux éraflés, des dents croches, des t-shirts tâchés, des joues rosies parce qu’ont avaient pleuré juste avant que mon père appuie sur le bouton. Tous ces souvenirs maintenant recouverts d’un linceul de cendres.

J’ai écrasé ma cigarette du bout ma ballerine. « Elle a trouvé l’idée dans un livre sur la photographie du XIXe siècle. » « Au moins, on va se souvenir d’elle », a répondu mon amie avec un sourire aigre-doux. Elle m’a raccompagnée à l’intérieur du salon où nous attendaient les pleureurs.

Ma soeur n’avait aucune photo de sa famille. Mais, avec le temps, les autres auront des photos de moi, souriante, rieuse ou sérieuse, moi en diplômée, moi en voyage, moi en mariée. Mais restera immobile au-dessus du foyer, dans un cadre rococo nimbant son visage de porcelaine, un portrait de ma soeur, son regard interrogeant l’éternel. Derrière, une date griffonnée à l’encre indélébile.

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